Liberté d'expression : gare au boomerang

 

C'est une info que j'ai vu passer sur Facebook et qui m'a plongée dans un abîme de réflexions : "A Bordeaux, un débat avec Sylviane Agacinski annulé après des «menaces violentes»".

L'article était accompagné d'un commentaire de la sociologue Irène Théry, que je reprends ici : « Je n'ai pas besoin de développer mes désaccords avec Sylviane Agacinski. Elle disqualifie par tous les moyens rhétoriques imaginables les formidables familles que je connais et qu'elle ne connait pas. Elle parle de la GPA in abstracto, à coup de formules, sans l'avoir étudiée et confond sciemment les situations les plus opposées au plan humain, moral, juridique. Elle combat l'homoparenté qu'elle voit comme un effacement de tous les repères et a été la seule intellectuelle se réclamant de la gauche à aller encore combattre le mariage pour tous sur les plateaux télés alors que le projet était déjà à l'Assemblée et La Manif Pour Tous dans la rue. Elle a recommencé avec la PMA tout récemment.(...).
Je ne connais pas cette affaire autrement que par les journaux et je pense qu'il faut rester prudents tant qu'on ne sait pas dans quelles circonstances précises la direction de l'université a pris sa décision.
MAIS JE LE DIS : Les cas de ce genre se multiplient. Il est GRAVE qu'elle n'ait pas pu faire la conférence pour laquelle elle avait été invitée. Il est GRAVE.que de petits groupes d'étudiants croient "révolutionnaire" de combattre la liberté d'expression, notre bien démocratique le plus précieux. Il est GRAVE qu'ils parviennent à leurs fins et que que la liberté de parole ne soit plus assurée à l'Université
 ».

 

« On ne peut plus rien dire ! »

Contrairement à Irène Théry, je partage avec Sylviane Agacinski l'opposition à la GPA. Mais c'est bien le seul point commun possible. Pour le reste, je suis en désaccord complet avec des positions réactionnaires qui, je le conçois, peuvent faire bondir ou même blesser certaines personnes. J'ai aussi l'habitude d'ironiser sur les « ouin ouin » des racistes, sexistes, homophobes... (liste à compléter) qui se répandent sur le thème « On ne peut plus rien dire ! », alors même que leurs banalités, voire leurs insultes, se retrouvent à chaque coin de rue et de média.

Et pourtant, j'éprouve un gros malaise à l'idée qu'on empêche par des menaces une conférence (qui plus est contradictoire, selon l'article) sur un sujet qui de fait est l'objet de débats. Plus largement même, je pense qu'on a le droit de dénoncer un·conferencier·e, un·e artiste, y compris avec virulence ; qu'on a le droit d'appeler à les boycotter, ainsi que les organismes qui ont cru bon de les inviter. Mais les empêcher de parler... ?

Il est vrai que j'ai moi-même, très récemment, mené une offensive contre la venue du masculiniste Yvon Dallaire à Liège. J'ai même par le passé participé à des actions contre sa présence, et je me suis réjouie de l'annulation d'un colloque sur les violences conjugales auquel il était invité à Charleroi.

Mais à chaque fois, pour moi l'indignation s'adressait aux organisateurs·trices : inviter certains personnages est déjà une prise de position, surtout quand on a été alerté·e sur ce qu'ils représentent. On peut me rétorquer que s'opposer à une invitation est une forme de censure « douce », pour ne pas dire hypocrite, mais non : Il y a tant de gens intéressants (ce qui ne signifie pas forcément "en accord avec moi"...) qu'on n'invite jamais, tant d'auteurs et d'autrices dont les livres ne sont pas mis en avant, tant d'artistes qui ne passent jamais à la radio ou à la télé. En invitant un·e artiste, un·e conférencier·e, on fait des choix. Et ces choix-là, on a le droit de les contester.

Pour prendre quelques exemples concrets, pour moi Polanski a le droit de montrer ses films, Orelsan de chanter, Finkelkraut de donner des conférences... Et moi j'ai le droit de les ignorer et de le faire savoir, ou de boycotter la librairie Filigranes à Bruxelles, depuis qu'elle a déroulé le tapis rouge pour Eric Zemmour.

 

Quelles limites ?

Tiens, justement, Zemmour ! En voilà un qui m'oblige à me demander où je placerais la limite de l' « acceptable ». Et Francken ? Et Marine Le Pen ? Et Dieudonné... ? La réponse la plus facile serait de placer le curseur, à partir duquel la parole peut être limitée, à la condamnation pour incitation à la haine. Mais on sait que la justice n'est pas infaillible ni tout à fait impartiale, que les lois évoluent et que de toute façon, la frontière est mince entre « incitation à la haine » et certaines « opinions » savamment enrobées (favorisant ainsi les haineux·ses qui maîtrisent bien le langage, ce qui est lié notamment aux inégalités de classe et/ou d'origine...)

La liberté d'expression est un bien précieux, que nous défendons avec d'autant plus d'acharrnement quand elle sert... nos propres convictions. C'est un peu comme la « désobéissance civile », mode de lutte revendiqué dans des domaines qui nous importent (que ce soit la défense du climat ou de l'avortement, par exemple) et vilipendé quand il sert des intérêts contraires aux nôtres (après tout, la fraude fiscale est aussi une fome de « désobéissance civile »...) Je n'irais pas jusqu'à partager ce que Voltaire n'a en fait jamais écrit, bien qu'on le lui attribue généreusement (« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »), mais je suis convaincue que l'expression dont il est important de défendre la liberté, c'est d'abord celle que nous ne partageons pas.

Il ne s'agit pas d'une quelconque position de « bisounours », mais simplement de cohérence et même, plus cyniquement, d'un intérêt bien compris. Parce que les limites aux libertés contiennent presque troujours un boomenrag qui risque, un jour ou l'autre, de nous revenir à la figure. Réclamer l'interdiction de certains discours, de certaines manifestations, justifiera un jour l'interdiction des nôtres.

Il reste en effet la question des limites, et je n'ai pas la prétention de trancher. Je dirais simplement : laissons-les les plus larges possible. Quant à ce qui nous blesse, qui blesse nos ami·es, nos camarades de lutte, ne cessons jamais de le dénoncer. Informons, éduquons, protégeons-nous mutuellement, construisons des lieux de sécurité, organisons des contrefeux...

En espérant qu'on aura bien entendu que je partage ici surtout mes propres interrogations, sans prétendre avoir des réponses définitives.

 

 

 

 

Prostitution : un "métier pas comme les autres"

 

 

Ce 2 octobre, le Centre Jean Gol (lié au MR) organisait un spectacle « Sous les néons du désir », suivie d'une discussion sur le thème de la prostitution, intitulée « Sous les néons du 'plus vieux métier du monde' » - heureusement avec des guillemets, parce que le « plus vieux métier du monde » c'est accoucheuse, sans qui il n'y aurait ni prostituées, ni clients, ni même mandataires MR. Détails ici.

Sollicitée pour participer au débat, j'avais décliné l'invitation, notamment à cause de ces « néons du désir » (la communication pour la réservation était d'ailleurs : « désir »), qui suggère soit qu'il y a du « désir » des deux côtés de la transaction, soit qu'on se situe uniquement du point de vue des clients et qu'on se fout du vécu des prostituées (j'ajoute que même du côté des clients, je n'emploierais le terme de « désir » que je n'assimile pas à l'envie de se vider les couilles et/ou d'être écouté, puisque certains auraient aussi ou même surtout besoin de parler... J'ai la faiblesse, toute « féminine » - c'est de l'ironie -, de penser que le « désir » est un besoin d'échange, des corps et plus si affinités, où l'autre n'est pas simplement « pouvoyeuse d'un service ». Mais c'est moi et je n'imposerais ma conception à personne).

Le spectacle lui-même, création de Véronique de Miomandre et de Max Lebras, valait beaucoup mieux que son titre, et il me semblait d'autant plus décalé par rapport à son intitulé qu'il est surtout basé sur des témoignages de prostituées, témoignages forts, drôles, touchants, où le client et son « désir » ne tiennent qu'une place tout à fait marginale.

Suivait donc une discussion sur le thème « un métier 'pas comme les autres' ». Une « discussion » plutôt qu'un « débat », car on sait combien il est difficile de « débattre » de ce sujet très clivant, où « travailleuses du sexe » et abolionnistes finissent trop souvent par s'insulter mutuellement. Aussi ne s'agissait-il pas de « confronter » des positions, mais de se demander comment améliorer la situation de celles et ceux qui pratiquent ce « métier » ou au moins cette « activité », en attendant ou non son « abolition ».

Pas de compte-rendu ici, j'écris sans notes et avec ma mauvaise foi proverbiale, je ne transmets que ce qui m'a frappée.

Je passe rapidement sur les positions du MR, auquel je souhaite bien du plaisir (tant qu'on est dans le sujet...) en ayant dans ses rangs des « réglementaristes » comme Fabien Culot qui veut « encadrer » la prostitution à Seraing avec le projet d'Eros Center, et en face Viviane Teitelbaum (non présente ce soir-là), abolitionniste convaincue et ex-présiente du Conseil des Femmes francophones, organisme qui a obtenu de « geler » le même projet. Quant à Céline Vivier, conseillère communale MR à la Ville de Bruxelles et co-signataire d'une Carte blanche sur la prostitution à Bruxelles, elle s'est complètement emmêlé les pinceaux en répondant à une interpellation sur les (non) politiques migratoires, au moins aussi « hypocrites » que les (non) politiques par rapport à la prostitution (l'une renforçant d'ailleurs l'autre, pour la partie « réseaux » en tout cas). Son jugement négatif sur la Porte d'Ulysse était un mauvais numéro de contorsion politique, passons.

Les deux interventions les plus intéressantes étaient celles de Renaud Maes (sociologue et spécialiste de la prostitution en milieu étudiant) et Sonia Verstappen (représentante de l’UTSOPI, Union des Travailleuses et Travailleurs du Sexe Organisés Pour l’Indépendance). De l'intervention de Renaud, je retiens que le « modèle suédois » comme le « modèle hollandais » ne doivent surtout pas être idéalisés. Des politiques tout à fait opposées peuvent certes améliorer le sort de certaines catégories de prostituées : en Suède un véritable accompagnement à celles qui veulent en sortir (contrairement à la France qui a « copié » le modèle en l'édulcorant par un soutien rikiki – quelque 330 euros mensuels durant 6 mois, de quoi se retourner, en effet!) ; à Amsterdam un encadrement plus sécurisant pour celles qui sont prêtes à rentrer dans le moule ; mais dans les deux cas, la situation de celles qui restent « hors cadre », par leur situation légale (comme les sans papières.. coucou, revoilà les politiques migratoires) ou pesonnelles (toxicomanes, occassionnelles...) s'est nettement détériorée. Renaud invite aussi à se méfier des «statistiques» balancées ici et là pour « justifier » une position, car des chiffres fiables sont très difficiles a établir pour une activité clandestine et socialemeent aussi stigmatisée.

Quant à Sonia Verstappen, à l'analyse elle ajoute un vécu et un franc-parler décoiffant (des hommes qui profitent de la misère de certaines pour s'offrir des passes à 10 euros, elle dit qu'ils méritent qu'on leur « coupe les couilles »...). Défendant un « statut » qui ne peut se résumer à des Eros Centers, elle appelle à faire une claire distinction entre différentes formes de prostitution (de la traite à l'activité revendiquée, en passant par les choix plus ou moins contraints), mais plus encore, au respect,à la reconnaissance de la dignité des personnes et même plus fondamentalement, à leur « humanité », répondant à une intervention de la salle qui parle des prostituées comme des « marchandises » (même si ceteet vision est attribuée aux clients, qualifiés de « prostitueurs » selon le vocabulaire abolitonniste).

A la sortie, certain·es disaient avoir découvert un univers méconnu (mais souvent fantasmé), d'autres restaient avec leurs questionnements, dont celui-ci, que je partage : si l'on considère que la prostitution répond à la fois à certains « désirs » insatisfaits, qu'ils soient strictement sexuels ou aussi affectifs, de « laisser aller » hors des rôles sociaux ; si on rejette le stéréotype des « pulsions irrépressibles des hommes » (et là-dessus, tout le monde semblait d'accord) ; alors comment se fait-il que les clients soient en écrasante majorité des hommes (qu'ils s'adressent à des femmes, d'autres hommes ou des trans) ? Que font les femmes de ces besoins simplement humains ? Et leur émancipation passe-t-elle par un alignement sur les comportements masculins ? (personnellement je pense que non) C'est évidemment un sujet qui questionne le patrriarcat comme système, dépassant largement le cadre de la discussion ce ce soir-là.

 

Note : si je privilégie souvent le féminin, ce n'est pas que je veuille ignorer les prostitués hommes ou trans : j'ai choisi le « féminin majoritaire », l'une des formes « allégées » de l'écriture inclusive.

Mis à jour (Jeudi, 03 Octobre 2019 09:45)

 

"Féminisme pour les 99%"

J'ai lu pour vous... « Féminisme pour les 99% - Un manifeste ».

Voilà un bouquin sur lequel je me suis jetée avec gourmandise. J'éprouve de plus en plus de réserves face à un féminisme « institutionnel » ou « libéral », comme celui qui se réjouit autour des nominations de femmes de pouvoir aux instances européennes, celui qui ne pense qu'à « briser le plafond de verre » sans prendre en compte « celles qui en ramassent les éclats » (citation tirée du livre). Un peu de radicalité, une vision à 360° de l'oppression des femmes et des voies pour la combattre, voilà ce qu'il me fallait !

Et ça commence bien : par une dénonciation, justement, d'un « féminisme d'entreprise » à partir de l'exemple de Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook. Un féminisme qui défend une sorte de « méritocratie » pour faire émerger les « meilleures », pour arriver à ce que les autrices appellent joliment « l'égalité dans la domination ».Tout ce que les hommes ont – et surtout certains hommes, les plus puissants – les femmes doivent l'obtenir aussi, sans s'interroger sur le contenu réel de cet objectif. Donc il faut des femmes dans l'armée, dans les conseils d'administration des multinationales, à la tête de gouvernements, fussent-ils autoritaires, et pourquoi pas, une papesse...

C'est justement tout cela que « « Féminisme pour les 99% «  veut metre en question, ou même en miettes, considérant ce « féminisme libéral » non seulement comme étranger aux luttes des autres femmes, mais comme un obstacle à leur possibilités d'émancipation.

Donc j'avais envie d'aimer, au-delà de désaccords mineurs (d'analyse, de stratégie..) qui restent toujours possibles.

 

L'ennemi principal

Mais à l'arrivée, quelle déception ! Le manifeste développe 11 « thèses », dont on comprend vite qu'elles visent un « ennemi principal » qui n'est pas le patriarcat ou la domination masculine, mais « le capitalisme ». La thèse 4 l'affirme d'ailleurs sans hésitations : « Ce que nous traversons, c'est une crise de la société dans son ensemble – et la source du problème est le capitalisme ». Si on n'avait pas encore compris, toutes les thèses suivantes, qu'elles portent sur le travail, le racisme, la violence ou la sexualité font référence, dès leur intitulé, au capitalisme. Ce n'est pas seulement « la source du problème » mais apparemment, malgré quelques nuances ici ou là, la source unique.

Que ce soit clair : je me situe résolument dans un féminisme anticapitaliste ou plutôt intersectionnel, où « race, classe, genre » sont des sources d'oppression (et de combat) indissociables. Mais pour moi, le capitalisme, même pris dans son sens le plus arge de « système social », n'est qu'une des formes de ces oppressions. Les guerres, les inégalités sociales, le rejet des « étranger·es » sur base de l'origine, la religion, la couleur de la peau... n'ont pas attendu l'apparition et l'essor du capitalisme pour se manifester. Pas plus que l'oppression des femmes d'ailleurs.

Le problème de ce genre d'analyse « mono-causale », c'est que s'il n'y a qu'un coupable, il n'y a qu'une cible qu'il suffirait d'abattre pour que tout le reste s'écroule – et ça, c'est soit une tromperie, soit une illusion. Le système capitaliste a certes sa façon particulière de jouer sur les inégalités et de les creuser, mais non, elles ne sont pas nées avec lui et ne disparaîtront pas avec sa chute (s'il doit chuter un jour).

 

Manque de complexité

L'autre problème, ce sont ces « 99% » au profit desquels le « bon » féminisme devrait se mobiliser. Pourtant, tout au long des 11 thèses, les autrices ne manquent pas de relever des catégories de la population qui profitent de l'exploitation de plus exploité·es qu'elles. Et cela dépasse très largement le 1% de « méchant·es » que le féminisme pour les 99% devrait combattre. Il y a les habitant·es des pays riches face au Sud, les Blanc·hes face aux personnes racisé·es, sans oublier les hommes, eh oui, qui aussi exploités soient-ils eux-mêmes, profitent tout de même à leur niveau du travail gratuit des femmes.

Cette idée des « 99% » semble aussi effacer comme par enchantement les conflits et les intérêts parfois opposés entre groupes dominés eux-mêmes. Une légère allusion y est faite en postface mais balayée avec légèreté, puisque, sans vouloir nier les différences, il s'agit de « faire émerger des alliances suffisamment larges et robustes pour transformer la société ». Certes, mais comment s'y prendre pour réunir vraiment au-delà des discours, luttes féministes, LGBT+, antiracistes, syndicales – sans même parler des divisions au sein même de chacune de ces luttes ? Outre l'erreur de désigner un « ennemi unique » là où les adversaires sont aussi « intersectionnels » que les combats à mener, il y a là une sorte d'oecuménisme qui identifie des intérêts communs en effaçant trop légèrement les oppositions. Tout cela manque cruellement de complexité.

 

Base de réflexion

C'est d'autant plus décevant que le Manifeste est co-signé par Nancy Fraser (je ne connais pas les deux autres autrices, Cinzia Arruzza et Tithi Bhattacharya), que j'ai connue beaucoup plus subtile quant au lien entre « luttes de rétribution » et « luttes de reconnaissance ».

Reste que le livre fournit des exemples de mobilisations de femmes, Polonaises en grève pour le droit à l'avortement, autochtones d'Amérique du Nord contre la construction de pipe-lines, Indiennes contre les barrages géants et la privatisation de l'eau, qu'on pourrait relier à la multiplication de grèves des femmes de ménage dans nos hôtels de luxe...

Le texte a aussi l'intérêt d'introduire la question centrale de la reproduction sociale dans des débats de gauche qui se cantonnent souvent à l'analyse des rapports de production. Car « fabriquer des personnes » est aussi essentiel, quoique invisibilisé, que de « fabriquer des biens », l'un n'allant d'ailleurs pas sans l'autre.

Il a donc le mérite de donner à réfléchir. La preuve...

 

Le PTB, ni ange ni démon

Pour les un.es, un ramassis de stalineins masqués ; pour d'autres, des camarades marchant d'un pas décidé vers un avenir radieux, en repoussant courageusement les sournoises tentations qui les détourneraient du droit chemin....à parcourir les médias et mes réseaux sociaux, on dirait vraiment qu'il faille se situer entre l'admiration béate et la méfiance absolue....

En cette rentrée, il semble de bon ton de s'en prendre au PTB, de « Jeudi en prime » (RTBF) à « C'est pas tous les jours dimanche » (RTL), pour ne prendre que les médias audiovisuels.Si je me décide à ajouter mon grain de sel, c'est parce que ce que je lis à ce sujet me semble au mieux insatisfaisant, et au pire me désole.

Des élu.es quittent le parti, avec d'autant plus de fracas que les médias se jettent sur les motifs de leur « déception » : pas de prise en compte de leur avis, exigences financières excessives, pressions, menaces... ou encore « découverte » que le PTB est un parti marxiste (c'est vrai qu'on n'est sûr.e de rien, sachant que le PS n'est pas toujours « socialiste » et que le MR fait bien des entorses à une pensée authentiquement libérale...).

En réaction, je lis d'un côté, de la part de membres ou de sympathisants, que le PTB est un parti de gentils, de bienveillants, que la démocratie y est scrupuleusement respectée, que les décisions sont collectives ; de l'autre, de la part d'adversaires de toujours ou d'ex-membres (qui ont eu moins le mérite de savoir de quoi iels parlent) que le PTB est composé d'un côté d'affreux manipulateurs et de l'autre de pauvres naïfs qui se sont laissé prendre à des discours simplistes.

Qu'on me permette donc d'exprimer, non pas une vérité que je ne prétends pas détenir, mais les impressions de quelqu'un qui, par une décision très réfléchie n'est pas membre du PTB mais y a des ami.es, vote régulièrement (mais pas toujours) pour ce parti, en partage certaines positions et pas du tout d'autres, et regarde la vie politique avec un oeil ironique et l'autre admiratif (parce que franchement, il faut s'y coltiner).

Et donc, à mon avis raisonnablement modeste, le PTB a les défauts d'un parti (« nous » face aux « autres », sans trop de nuances) avec cependant le mérite de s'en tenir à ses principes (qu'on les partage ou non, c'est une forme de fidélité). C'est un organisme où on trouve de tout, de la bienveillance et de la rigidité, une immense générosité et des élans de mauvaise foi, des révolutionnaires et des conservateurs (sur certains plans), des féministes convaincu.es et des machos pas toujours conscients... et je pourrais poursuivre la liste. Oui, le PTB a parfois un discours simpliste (sur toutes les gratuités qu'il défend), parfois embarrassé (sur la question migratoire), des positions internationales où toutes les tensions du monde s'expliquent par les « méchants impérialistes » occidentaux, un fonctionnement interne qui ne semble pas des plus transparents... Mais il aussi des principes porteurs qui, d'abord moqués, finissent par être repris (taxe des millionnaires médecine du peuple...), fût-ce sous d'autre noms, il organise aussi une fête politico-culturelle de très haut niveau où il parvient à attirer les classes populaires (Manifiesta), et il sert de rempart contre un désenchantement politique qui risque de mener à la désertion de tout engagement public ou à un vote pour l'extrême-droite.

C'est aussi un parti qui a grandi vite, trop vite, ce qui explique pas mal de « déceptions » y compris de la part d'élu.es qui n'étaient pas forcément uniquement attiré.es par les avantages, matériels ou symboliques, liés à un poste, mais qui n'ont pas tout à fait compris où iels mettaient les pieds. Et ne serait-ce que pour cette raison-là, je fais partie de celleux qui pensent que le PTB a eu raison de ne pas aller au pouvoir (sauf peut-être dans certaines communes où il me semble qu'il avait les épaules assez larges pour peser vraiment), et pas uniquement pour des raisons strictement politiques qui se suffisent pourtant à elles-mêmes. Pour le dire autrement : le PTB a eu raison de s'en tenir assez strictement à ses principes de base, d'autant qu'il n'avait pas les cadres nécessaires pour pouvoir à la fois tenir tête aux requins aguerris de certains autres partis, d'être assez souple pour accepter sans se renier le compromis nécessaires, et de poursuivre en même temps l'indispensable travail de terrain.

 

 

 

Un dernier mot : il n'y a rien de déshonorant à s'être trompé.e, ou même, à la rigueur, d'avoir choisi de figurer sur une liste sans s'être renseigné.e sur toutes les exigences d'une éventuelle élection... Par contre, lorsqu'on démissionne d'un parti tout en gardant un mandat obtenu grâce à ce parti, on est juste un.e opportuniste

Mis à jour (Lundi, 09 Septembre 2019 14:24)

 

"Issu·es de la diversité"

 

Deux juifs en litige vont trouver le rabbin, en comptant sur sa sagesse pour trancher le conflit.

Le premier demande : « Dites-moi rabbi, est-ce que le noir, c'est une couleur ? »

La rabbin réfléchit, se tâte le crâne, puis finit par répondre : « Oui, en effet, le noir est une couleur ».

« Merci, dit son interlocuteur, une dernière question, si vous permettez : et le blanc, est-ce que c'est une couleur... ? »

Là, le rabbin réfléchit encore plus profondément, se gratte le crâne encore plus fort, consulte ses Livres et finit par lâcher : « Eh bien oui : le blanc est une couleur ».

« Eh bien, tu vois ? s'écrie alors l'homme triomphalement, se tournant vers son contradicteur: « Tu vois que je t'ai vendu une télé couleurs ! »

 

Cette histoire juive illustre parfaitement le cheminement qu'il nous faut faire, nous féministes blanches – et les blanc·hes en général – pour reconnaître que oui, nous avons une « couleur », que notre féminisme a une couleur, que nous sommes un « cas particulier » à côté d'autres « cas particuliers », que s'il existe un « Black feminism » (ce que peu d'entre nous nieraient aujourd'hui), c'est qu'il existe aussi un « White feminism » et que si nous voulons vraiment lutter ensemble, nous devons construire des alliances en partant d'une stricte égalité plutôt que d'attendre des autres qu'elles viennent nous rejoindre dans un supposé « universel », dont nous serions les représentantes.

 

L'universel, c'est nous ?

 

« Quand des féministes voient le problème que pose un conseil d'administration entièrement masculin, mais pas ce qui cloche quand une série télé ne montre

que des Blancs, on est en droit de se demander dans quel camp elles sont »

Reni Eddo-Lodge (1).

 

Ce « nous » que j'utilise volontairement, renvoie à la nécessité de dire « d'où je parle », nécessité que j'ai apprise dans mon militantisme féministes et qui est sans doute plus facile à brandir lorsque, justement, on parle depuis la place des dominées.

Je vais donc être claire : je parle ici en tant que féministe blanche, et je pourrais ajouter athée, lesbienne, cisgenre et de classe moyenne, interpellée par des féministes et des militant·es d'autres origines, croyances ou identités, pour essayer d'être consciente aussi bien des oppressions subies que des privilèges dont je bénéficie, et d'en tirer des conséquences dans mes engagements.

Or il se fait que certaines féministes tombent dans le piège qu'elles dénoncent avec tant de force quand il s'agit du rapport de domination des hommes sur les femmes : tout comme les hommes prétendent représenter l'ensemble de l'humanité et pouvoir parler en son nom, elles pensent représenter l'ensemble des femmes et pouvoir parler pour toutes. Une tribune d'hommes débattant de l'avenir de l'humanité ne choque pas. Par contre, lancez le même débat avec une tribune composée de femmes, vous aurez droit à la présentation d'un « regard féminin » sur le monde. Une tribune de femmes blanches débattant de thèmes féministes ne choque pas non plus. Les mêmes thèmes abordés par une tribune exclusivement composée de femmes noires, et ce serait aussitôt perçu comme un regard « afroféministe », donc spécifique.

En tant que féministe blanche, il me paraît important d'abandonner cette prétention universaliste, qui semble tellement aller de soi qu'on ne la remarque même pas, lorsqu'on appartient à un groupe majoritaire ou dominant. On peut alors se permettre de « ne pas voir la couleur », comme les hommes peuvent se permettre de « ne pas voir le sexe » ou les hétéros de « ne pas voir l'orientation sexuelle », alors que les « minorisé·es » sont sans cesse renvoyé·es à leur « spécificité ».

S'il y a bien une chose que j'ai apprise des réflexions féministes, c'est qu'il n'existe ni savoir « neutre », ni convictions basées sur une pure « objectivité ». Le féminisme – ou en tout cas ce qu'il a de plus riche, de plus novateur - s'est aussi caractérisé par le fait de ne pas séparer théorie et pratique, recherche et militantisme, réflexion universitaire et vécu. Si l'on admet que le vécu a un impact sur nos engagements, nos réflexions théoriques ou l'objet même de nos recherches et de nos combats, on ne peut que reconnaître la « spécificité » de notre féminisme blanc, simplement parce que notre vécu n'est pas partagé par l'ensemble des femmes.

Mais c'est là un « point aveugle » qui n'est pas particulier à l'origine, à la couleur de la peau ou aux croyances religieuses : il est général chez les dominant·es qui ne se reconnaissent pas comme tel·les. Car s'il existe aussi un « féminisme lesbien », on cherchera en vain la trace d'un « hétéroféminisme » pourtant bien présent, et qui a provoqué bien des tensions dans les débuts de la deuxième vague des années 70. Et le sigle « LGBTQI+ » cache mal le fait que le « G » pèse bien plus lourd que les autres et prétend trop souvent représenter l'ensemble de l'alphabet...

 

 

La diversité, c'est les autres ?

C'est la race dominante qui se réserve le privilège d'être aveugle

à l'identité raciale, tandis qu'on rappelle quotidiennenement à la race opprimée

son appartenance à une identité raciale spécifique.

C'est la race dominante qui a le pouvoir

de faire comme si son expérience était une expérience type »

bel hooks(2)

 

Le premier point me semble donc de questionner ce terme de « diversité », devenu très à la mode, avec une connotation positive, tout comme « inclusion » auquel il est d'ailleurs lié.

La « diversité » suppose l'existence d'une « norme » par rapport à laquelle les autres seraient des « exceptions » (même majoritaires, comme par exemple les femmes). Une « politique de diversité » consiste donc à introduire des exemplaires de ces « exceptions » parmi la « norme ». La « diversité », c'est l'ouverture aux « autres », grâce à des « quotas », des « actions positives ».

Or, si on accepte l'idée qu'il n'existe pas de « centre » ni de périphérie, on peut considérer que tout le monde est « divers ». On doit même constater que dans cette diversité au sens large, l'homme blanc hétérosexuel et valide constitue une minorité assez restreinte.

Le piège de cette conception est évidemment qu'alors cet homme blanc, etc, puisse lui aussi revendiquer des politiques « positives », au même titre que toute autre minorité (ou groupe minorisé). C'est ce qu'illustre d'ailleurs le fait que la première victoire remportée en Belgique par l'Institut pour l'Egalité des Femmes et des Hommes contre une discrimination à l'emploi l'ait été... par un homme (3). Ce n'est pas un hasard : il s'agit là encore d'un « avantage » aussi caché que réel, notamment dans la capacité à se faire entendre pour faire valoir ses droits. C'est l'autre effet de ce terme de « diversité » : il gomme complètement l'idée de domination.

Je plaide pour que le terme « discrimination positive » soit appliquée aux avantages dont bénéficient les dominant·es, grâce aux réseaux dont ils/elles font partie, aux préjugés dont ils/elles profitent, volontairement ou non, et que cette expression, au lieu d'être appliquée aux « exclu·es », devienne en fait synonyme de « privilège ».

 

Les privilèges, c'est dur à porter ?

« .. comme s'il était présumé que s'identifier comme opprimé·e

exemptait d'être un·e oppresseur·e » bell hooks (4)

 

 

Privilège, ah voilà un terme que les dominant·es détestent. Privilège blanc, privilège masculin, privilège hétérosexuel... sont pourtant bien des réalités. L'une des caractéristiques de ces privilèges est que les bénéficiaires, n'ayant pas dû se battre pour les obtenir, peuvent de bonne foi (ou non) prétendre ne pas les voir – celles et ceux qui les subissent par contre, ne peuvent pas se permettre ce luxe. Ces privilèges restent donc souvent invisibles, lorsqu'il s'agit d'un avantage qu'on n'a même pas besoin de mettre en avant : à compétences ou situations égales, on a plus de chances d'obtenir un emploi, une promotion, un logement si on est blanc·he, sans avoir pour autant à brandir sa blanchéité. Quand on est un homme, on jouit du privilège de l'insouciance dans l'espace public, sans même devoir y penser, quand tant de femmes réfléchissent aux endroits où elles passent ou qu'elles évitent, aux vêtements qu'elles portent, bien conscientes, elles, qu'elles sont des femmes. Les hétéros qui se tiennent la main la main ou s'embrassent dans la rue ne sont pas obligé·es de penser à leur orientation sexuelle qui pourrait leur valoir une agression, et les personnes cisgenres ne doivent pas s'angoisser quant à la correspondance entre leur apparence et les informations figurant sur leurs papiers. Dès lors, il est facile de « ne pas faire attention » au sexe, à la couleur, à l'orientation ou à l'identité sexuelle, quand on ne vous les rappelle pas constamment.

C'est en effet une autre caractéristique de ces privilèges, c'est qu'on ne s'en débarrasse pas si facilement. On peut certes « céder sa place », mais cela risque souvent d'être au profit... d'un·e autre privilégié·e, moins consientisé·e. Et il n'est pas possible de prendre en charge, par une sorte d' « appropriation émotionnelle », les angoisses des autres. Cela ne doit pas servir d'excuse, cependant, à celles et ceux qui, tout à fait conscient·es de ces privilèges, s'en servent volontairement pour écarter ou opprimer les autres.

Combattre ces privilèges, c'est d'abord en prendre conscience, non pas pour se culpabiliser, mais pour réfléchir ensemble à la manière de les combattre efficacement. Reconnaître ces privilèges semble déjà un pas extrêmement difficile pour certain·es. C'est pourtant un premier pas indispensable si l'on veut construire de vraies solidarités, cette fameuse « convergence des luttes » qui reste trop souvent un simple appel aux « autres » à venir rejoindre nos propres combats, en acceptant nos objectifs, nos priorités et nos stratégies.

 

Se décentrer pour converger

« Le féminisme 'inclusif' a pour objectif de faire une place aux 'Autres',

celles qui n'appartiennent pas à la norme française, hétéronormée et blanche.

Or l'interdépenance des oppressions suppose l'absence de hiérarchie

et donc l'absence d'un centre dont le rôle serait d'inclure/intégrer les minorités »

bell hooks (4)

 

Les convergences, parlons-en. Trop souvent, l'invitation à « converger » n'est qu'une injonction à rejoindre la lutte « principale », « centrale », « prioritaire », celle qui est censée englober toutes les autres, et dont le triomphe mettra fin à l'ensemble des dominations. Pour les marxistes, ce fut longtemps la lutte des classes. Pour les féministes, la lutte contre le patriarcat. Je sens monter, dans certains milieux, la tentation de voir le racisme comme la matrice de tous les maux. Ou encore, la lutte contre le changement climatique, sans quoi l'humanité risque de disparaître, capitalistes, racistes et machos compris.

Une réelle convergence devrait par admettre admettre qu'il n'y a pas de « centre » vers lequel il faudrait... « converger », mais des mouvements jaillissant de directions différentes et cherchant à se rejoindre, en se recoupant sur certains points, en s'ignorant sur d'autres ou même en s'opposant sur certains. Il faut aussi être capable d'admetre ces contradictions et de voir s'il est possible de les dépasser ou du moins, de les mettre de côté.

L'une des choses qui m'a frappée au cours du colloque « Afroféminsmes et féminismes musulmans » est l'importance donnée par des femmes noires à la reconnaissance de la beauté de leurs corps, leurs cheveux, jusqu'à éprouver une fierté de voir figurer une femme noire sur la couverture de ces mêmes magazines tellement honnis par les femmes blanches, qui les considèrent comme un instrument d'oppression. Il m'a vraiment fallu me « décentrer » pour le comprendre. Comment dépasser cette contradiction ? Peut-être en cherchant un moyen de valorisation des corps tout en refusant une marchandisation au profit d'un système capitaliste que nous disons toutes combattre. Mais ce n'est qu'une piste parmi d'autres qu'il faudrait chercher ensemble.

Des désaccords ou même des oppositions, il en restera. Je reprends la formule que j'avais avancée comme conclusion d'un autre article : « Ensemble quand on peut, séparément s'il le faut, mais si possible, pas les unes contre les autres » (5). Mais je suis consciente que ce n'est qu'une formule.


 

Post-scriptum : on aura constaté que les phrases mises en exergue sont écrites par des féministes noires, un choix volontaire qui vient, lui aussi, d'une souci de me décentrer. J'ai très longtemps lu uniquement des féministes blanches, sans jamais penser à la couleur de leur peau et moins encore aux privilèges dont elles bénéficiaient – à commencer par celui d'être lues pour leur approche prétendûment « universelle ». Il m'a fallu du temps et des remises en question pour diversifier mes lectures... et mes contacts. Je terminerai donc en réconciliant deux pensées qui se rejoignent, aussi précieuses pour moi l'une que l'autre :

« Le féminisme, est-ce le devenir hommes des femmes, ou le devenir autres des femmes et des hommes ? » (Françoise Collin)

« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (Audre Lorde)


(Article écrit à la suite du colloque « Afroféminismes et féminismes musulmans :
Perspectives critiques, enjeux et pratiques », tenu à l'ULB les 20 et 21 avril 2018)



1. Reni Eddo-Lodge, Le racisme est un problème de Blancs, Editions Autrement, 2018, page 174

2. bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Editions Cambourakis 2015 (trad française), p. 219

3. https://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-magasin-condamne-pour-ne-pas-avoir-voulu-engager-un-homme?id=10001656

4. bell hooks, op. Cit., p. 23

5. L'égalité hommes/femmesest-elle soluble dans la diversité ? Dans « Les défis du puriel », ouvrage collectif de Tayush, Couleur Livres 2014


Mis à jour (Jeudi, 11 Juillet 2019 08:19)

 
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