Tu es l'Autre

Tu t'appelles Mina.

En Afghanistan, tu étais médecin, tu as pu fuir quand les talibans ont pris le pouvoir. Oui, le long de ton parcours, tu as payé des passeurs, tu n'en diras pas plus, tu as eu de la chance. Tu avais eu des échos de ces élans de solidarité venus d'Europe en soutien aux femmes afghanes, alors tu as pensé que tu serais accueillie à bras ouverts. Et puis tu sais que nous avons besoin de soignant·es, après deux ans de Covid, les nôtres sont épuisé·es. Si ton diplôme de médecin n'est pas reconnu, tu es prête à faire infirmière, ou même aide-soignante, pour commencer... Après tout, rien ne ressemble plus à un corps belge qu'un corps afghan...

Depuis des mois tu attends une réponse à ta demande d'asile. Heureusement, une famille belge t'offre une chambre, tu fais des petits travaux pour ne pas trop peser, et tu as bon espoir quand tu entends le Secrétaire d'Etat Sammy Mahdi s'enflammer pour la solidarité citoyenne. C'est si beau, la solidarité citoyenne.

 

Tu t'appelles Sacha.

A Saint-Petersbourg tu étais à la tête d'un centre culturel, mais dès le premier jour de l'invasion russe en Ukraine, tu as démissionné, comme plusieurs de tes collègues qui ne veulent pas dépendre d'un Etat meurtrier. Tu te retrouves donc sans revenus et en plus surveillé par la police, pour avoir participé à des manifestations contre la guerre. Tu étais déjà tenu à l'oeil comme membre d'une association LGBT+... Des amis belges t'ont envoyé le lien d'un article où Sammy Mahdi déclare qu'"une interdiction générale de visa pour les Russes ne devrait pas être un tabou".

Tu as souri, de ce sourire triste des persécutés qui connaissent l'absence d'issue. Tu sais que tu n'es suis pas le bienvenu, que ton passeport fera de toi un pestiféré et que même si tu franchis les frontières clandestinement, tu n'auras droit à aucun accueil. En plus, qui a besoin de directeurs de centres culturels russes en Belgique? Plus généralement même, qu a besoin d'artistes? Si tu étais informaticien ou maçon, qui sait...

 

Tu t'appelles Mansour.

A Alep, tu étais serrurier, un simple serrurier. Tu as essayé de venir avec ta femme et tes deux enfants par des voies légales, mais le visa vous a été refusé, comme à d'autres familles syriennes.

Alors vous êtes arrivés par vos propres moyens, ça a pris des mois, vous n'aimez pas vous étendre là-dessus. Quand on t'a demandé d'expliquer pourquoi tu demandais l'asile à la Belgique, tu as répondu que c'était pour fuir la guerre. Est-ce que tu étais un opposant au régime d'Assad? Non, pas spécialement. Est-ce que tu avais été arrêté, emprisonné, est-ce que tu pouvais montrer des traces de torture? Non plus.

Désolé, as-tu dit, tu fuyais juste la guerre, les bombes.

Désolés, ont-il répondu, ce n'est pas une raison suffisante. Mais comme on est des gentils, on peut te payer un billet d'avion pour le retour et même te donner une petite somme, pour la peine, comme ça tu pourras monter une nouvelle affaire à Alep. Ils ont sûrement besoin de serruriers là-bas.

 

Mais tes ami·es belges te disent que bientôt tu auras ta chance. Que la forteresse Europe aura justement besoin de serruriers. Quand elle se sera entièrement entourée de murs infranchissables, elle devra quand même prévoir quelques portes, d'une part pour permettre aux Européen·nes de sortir, de partir en vacances, de faire des affaires, comme avant; et d'autre part pour répondre à ses grands élans de solidarité, comme ce fut le cas dans le passé pour des Chilien·nes, des Vietnamien·nes ou aujourd'hui des Ukrainien·nes. Pour laisser passer ces "bon·nes réfugié·es" tout en retenant les autres, il faudra de serrures solides et des clés impossibles à reproduire. Alors ne t'en fais pas, Mansour, patiente encore un peu, tu as un bel avenir devant toi.


(paru d'abord dans l'Asymptomatique)

Mis à jour (Vendredi, 04 Mars 2022 18:49)

 

La Bourse ou la (sur)vie

Quoi, comment, qu'ouïs-je ? La maltraitance des vieux, ça ne rapporte plus ? Même que le conseil d'administration d'Orpea a limogé son PDG, après les révélations du journaliste Victor Castanet dans "Les Fossoyeurs", où on en apprend de belles (et surtout de vilaines) sur la façon dont les pensionnaires sont traité·es dans les établissements du groupe, même les plus luxueux, jusqu'à 12 000 euros par mois pour une chambre ! Bon, on peut supposer que ce limogeage tient moins aux révélations sur les maltraitances qu'à la chute du cours de Bourse qui s'en est suivi.

On vous épargnera les détails les plus sordides, qu'on peut retrouver dans le livre et dans les médias, qui semblent soudain découvrir que vouloir faire du profit sur le malheur des gens, ça fait grimper le profit mais aussi le malheur. Il y a un an, l'émission de la RTBF Investigation se penchait sur la situation dans les maisons de repos, et c'était accablant, : manque de personnel, manque de temps pour s'occuper du bien-être des résident·es, course à la productivité... tout y était déjà. Et après rien, nada, pas un poil n'a bougé. Aujourd'hui, on annonce des inspections surprises, parce qu'avant quand il y en avait, elles étaient annoncées, comme si on ne savait pas que dans ce cas, tous les maquillages sont possibles. C'est comme ça dans les pseudo inspections chez les sous-traitants des grandes marques qui se donnent ainsi bonne conscience (ces jours-là, les ateliers sont propres, les consignes de sécurité affichées et les enfants qui bossent renvoyés dans leurs foyers), c'était même comme ça lors des visites de la Croix-Rouge dans les camps de concentration (mon père raconte comment ce jour-là il a joué au foot et eu droit à une double ration de la "meilleure soupe" qu'il ait jamais mangée de sa vie!)

 

Logique mortifère

Supposons qu'il ait fallu ce livre pour secouer les consciences. Des consciences aussi ébranlées les résultats boursiers que par le sort des vieilleux (ou, c'est un néologisme, je l'assume) : une grosse partie des médias ont mis sur le même plan les maltraitances et les conséquences de ces révélations sur le cours des actions. Mais ne désespérons pas tout à fait : peu à peu les questions ont surgi sur la logique même de confier le sort des personnes les plus vulnérables au secteur privé.

On apprend ainsi dans un article du Monde que "Investir dans la vieillesse en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est devenu un marché florissant et lucratif. Sur Internet, d’innombrables publicités promettent aux épargnants des rendements élevés (de 4 % à 6 %) pour l’achat d’une chambre en maison de retraite médicalisée privée, dont ils percevront des loyers".

On y apprend qu'en France, "le public emploie en moyenne 70,6 salariés pour 100 résidents, contre 52,3 dans le privé commercial", le second étant par ailleurs plus cher, sans que le caviar servi à tous les repas ne justifie la différence, comme le démontrent "Les Fossoyeurs".

Et puisque je parlais de "sordide", il y en a un peu plus, je vous le mets ? On apprend dans le même numéro du Monde du 28 janvier que le secteur se portait très bien en 2021 et garde les plus grands espoirs pour 2022. En langage Orpea cela donne "une croissance organique plus soutenue qu'attendu, tirée par la remontée des taux d'occupation et une bonne dynamique de prix". Ce que la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre traduit en langage courant : "En clair, à la suite de nombreux décès, dus en partie au Covid, les nouveaux résidents se voient appliquer le tarif réactualisé à la hausse". Comme la demande reste forte, les décès sont une bonne affaire, comme occasion d'augmenter le prix de la chambre.

Comme on le voit, ce ne sont pas quelques contrôles, même inopinés, qui changeront quelque chose à une logique mortifère. Les «"fossoyeurs" sont aussi les gentils actionnaires et leurs très compétents conseillers. Il faut donc le dire haut et fort : le soin aux personnes est incompatible avec une cotation en Bourse. Et même, osons le dire, avec la logique du privé en général – logique de rentabilité que malheureusement, le public reprend à son compte.

 

 

 

Et en complément : IVV, interruption volontaire de vieillesse

Restent des questions plus existentielles, et plus personnelles aussi, sur le grand âge, la maladie, la fin de vie et leur prise en charge. Dans les commentaires on entend souvent que dans ce secteur, on rencontre "le pire comme le meilleur".

Pour le pire on vient de le voir, mais qu'en est-il du "meilleur"?

Non pas que je mette en doute la compétence ou le dévouement du personnel: pour être régulièrement en visite dans une maison de repos et de soins (du groupe Orpea justement), je ne peux qu'exprimer mon admiration pour ces travailleuses (féminin majoritaire, surtout aux postes au bas de l'échelle, de la reconnaissance comme de la rémunération). Mais si l'on se place de l'autre côté de la barrière, on peut légitimement se demander: est-ce vraiment cela, le "meilleur", est-ce cela que je souhaite pour moi, quand mon tour sera venu ?

Est-ce que je souhaite qu'on vienne m'aider à manger et qu'on me nettoie ensuite, qu'on m'accompagne aux toilettes dès que j'appelle, que mes couches comme ma nourriture ne soient pas rationnées, qu'on me rende visite sans que je reconnaisse personne? Est-ce que cela suffit à assurer l'idée que je me fais de ma propre "dignité", selon la dénomination choisie par l'ADMD (association pour le droit de mourir dans la dignité)? Si je peux me réjouir de vivre dans un pays où il existe une loi sur l'euthanasie, dois-je vraiment attendre, pour obtenir une aide à mourir, de me trouver "dans une situation médicale sans issue de souffrance physique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui entraîne le décès à brève échéanc", ainsi que le prévoit la loi ?

J'insiste qu'il ne s'agit nullement pour moi de porter un jugement sur le choix des autres, que ce soit de vivre jusqu'au dernier battement de coeur ou de s'en aller sur ses propres jambes. Je ne sous-estime pas le danger qu'il y a à ouvrir la porte à l'élimination des "bouches inutiles", censées coûter cher à la société (tout en rapportant beaucoup à certains groupes privés). Mais après tout, le droit à l'avortement, s'il a peut-être servi à exercer des pressions sur certaines femmes, reste une immense conquête. Ma mère plaidait pour le droit à une IVV, interruption volontaire de vieillesse.

Pour moi, je voudrais qu'il existe le droit de considérer que sa vie est accomplie, que la suite ne sera que survie sans beaucoup de sens pour soi, et qu'on puisse dans ce cas compter sur une aide médicale qui évite de s'infliger des actes sauvages, comme le font certain·es, ou de devoir jouer les prolongations contre son gré.

 

Pour les personnes intéressées, une visioconférence aura lieu le 19 février prochainn toutes les infos ici.

Mis à jour (Mardi, 08 Février 2022 13:21)

 

''Issu·es de la diversité''

 

  • Irène KAUFER , militante et blogueuse féministe (Belgique)

 

TITRE « Issues de la diversité »

Tout comme les hommes prétendent représenter un universel de l'humanité, certains courants féministes occidentaux pensent représenter l'ensemble des femmes et pouvoir parler en leur nom. Or la nécessaire « convergence des luttes » exige de renoncer à l'idée d'un « centre » ou d'une « norme » et d'admettre que nous sommes toutes « issues de la diversité »

 

 

Deux juifs en litige vont trouver le rabbin, en comptant sur sa sagesse pour trancher le conflit.

Le premier demande : « Dites-moi rabbi, est-ce que le noir, c'est une couleur ? »

La rabbin réfléchit, se tâte le crâne, puis finit par répondre : « Oui, en effet, le noir est une couleur ».

« Merci, dit son interlocuteur, une dernière question, si vous permettez : et le blanc, est-ce que c'est une couleur... ? »

Là, le rabbin réfléchit encore plus profondément, se gratte le crâne encore plus fort, consulte ses Livres et finit par lâcher : « Eh bien oui : le blanc est une couleur ».

« Eh bien, tu vois ? s'écrie alors l'homme triomphalement, se tournant vers son contradicteur: « Tu vois que je t'ai vendu une télé couleurs ! »

 

Cette histoire juive illustre parfaitement le cheminement qu'il nous faut faire, nous féministes blanches – et les blanc·hes en général – pour reconnaître que oui, nous avons une « couleur », que notre féminisme a une couleur, que nous sommes un « cas particulier » à côté d'autres « cas particuliers », que s'il existe un « Black feminism » (ce que peu d'entre nous nieraient aujourd'hui), c'est qu'il existe aussi un « White feminism » et que si nous voulons vraiment lutter ensemble, nous devons construire des alliances en partant d'une stricte égalité plutôt que d'attendre des autres qu'elles viennent nous rejoindre dans un prétendu « universel », dont nous serions les représentantes.

 

L'universel, c'est nous ?

 

« Quand des féministes voient le problème que pose un conseil d'administration entièrement masculin, mais pas ce qui cloche quand une série télé ne montre que des Blancs, on est en droit de se demander dans quel camp elles sont »

Reni Eddo-Lodge (1).

 

Ce « nous » que j'utilise volontairement, renvoie à la nécessité de dire « d'où je parle », nécessité que j'ai apprise dans mon militantisme féministe et qui est sans doute plus facile à brandir lorsque, justement, on parle depuis la place des dominées.

Je vais donc être claire : je parle ici en tant que féministe blanche, et je pourrais ajouter athée, lesbienne, cisgenre et de classe moyenne, interpellée par des féministes et des militant·es d'autres origines, croyances ou identités, pour essayer d'être consciente aussi bien des oppressions subies que des privilèges dont je bénéficie, et d'en tirer des conséquences dans mes engagements.

Or il se fait que certaines féministes tombent dans le piège qu'elles dénoncent avec tant de force quand il s'agit du rapport de domination des hommes sur les femmes : tout comme les hommes prétendent représenter l'ensemble de l'humanité et pouvoir parler en son nom, elles pensent représenter l'ensemble des femmes et pouvoir parler pour toutes. Une tribune d'hommes débattant de l'avenir de l'humanité ne choque pas. Par contre, lancez le même débat avec une tribune composée de femmes, vous aurez droit à la présentation d'un « regard féminin » sur le monde. Une tribune de femmes blanches débattant de thèmes féministes ne choque pas non plus. Les mêmes thèmes abordés par une tribune exclusivement composée de femmes noires, et ce serait aussitôt perçu comme un regard « afroféministe », donc spécifique.

En tant que féministe blanche, il me paraît important d'abandonner cette prétention universaliste, qui semble tellement aller de soi qu'on ne la remarque même pas, lorsqu'on appartient à un groupe majoritaire ou dominant. On peut alors se permettre de « ne pas voir la couleur », comme les hommes peuvent se permettre de « ne pas voir le sexe » ou les hétéros de « ne pas voir l'orientation sexuelle », alors que les « minorisé·es » sont sans cesse renvoyé·es à leur « spécificité ».

S'il y a bien une chose que j'ai apprise des réflexions féministes, c'est qu'il n'existe ni savoir « neutre », ni convictions basées sur une pure « objectivité ». Le féminisme - ou en tout cas ce qu'il a de plus riche, de plus novateur - s'est aussi caractérisé par le fait de ne pas séparer théorie et pratique, recherche et militantisme, réflexion universitaire et vécu. Si l'on admet que le vécu a un impact sur nos engagements, nos réflexions théoriques ou l'objet même de nos recherches et de nos combats, on ne peut que reconnaître la « spécificité » de notre féminisme blanc, simplement parce que notre vécu n'est pas partagé par l'ensemble des femmes.

Mais c'est là un « point aveugle » qui n'est pas particulier à l'origine, à la couleur de la peau ou aux croyances religieuses : il est général chez les dominant·es qui ne se reconnaissent pas comme tel·les. Car s'il existe aussi un « féminisme lesbien », on cherchera en vain la trace d'un « hétéroféminisme » pourtant bien présent, et qui a provoqué bien des tensions dans les débuts de la deuxième vague des années 70. Et le sigle « LGBTQI+ » cache mal le fait que le « G » pèse bien plus lourd que les autres et prétend trop souvent représenter l'ensemble de l'alphabet...

 

 

La diversité, c'est les autres ?

 

« C'est la race dominante qui se réserve le privilège d'être aveugle à l'identité raciale, tandis qu'on rappelle quotidiennement à la race opprimée son appartenance à une identité raciale spécifique. C'est la race dominante qui a le pouvoir de faire comme si son expérience était une expérience type» bell hooks (2)

Le premier point me semble donc de questionner ce terme de « diversité », devenu très à la mode, avec une connotation positive, tout comme « inclusion » auquel il est d'ailleurs lié.

La « diversité » suppose l'existence d'une « norme » par rapport à laquelle les autres seraient des « exceptions » (même majoritaires, comme par exemple les femmes). Une « politique de diversité » consiste donc à introduire des exemplaires de ces « exceptions » dans la « norme ». La « diversité », c'est l'ouverture aux « autres », grâce à des « quotas », des « actions positives ».

Or, si on accepte l'idée qu'il n'existe pas de « centre » ni de périphérie, on peut considérer que tout le monde est « divers ». On doit même constater que dans cette diversité au sens large, l'homme blanc hétérosexuel et valide constitue une minorité assez restreinte.

Le piège de cette conception est évidemment qu'alors cet homme blanc, etc. puisse lui aussi revendiquer des politiques « positives », au même titre que toute autre minorité (ou groupe minorisé). C'est ce qu'illustre d'ailleurs le fait que la première victoire remportée en Belgique par l'Institut pour l'Egalité des Femmes et des Hommes contre une discrimination à l'emploi l'ait été... par un homme (3). Ce n'est pas un hasard : il s'agit là encore d'un « avantage » aussi caché que réel, notamment dans la capacité à se faire entendre pour faire valoir ses droits. C'est l'autre effet de ce terme de « diversité » : il gomme complètement l'idée de domination.

Je plaide pour que le terme « discrimination positive » soit appliqué aux avantages dont bénéficient les dominant·es, grâce aux réseaux dont ils/elles font partie, aux préjugés dont ils/elles profitent, volontairement ou non, et que cette expression, au lieu d'être appliquée aux « exclu·es », devienne en fait synonyme de « privilège ».

 

Les privilèges, c'est dur à porter ?

 

« .. comme s'il était présumé que s'identifier comme opprimé·e exemptait d'être un·e oppresseur·e » bell hooks (4)

 

Privilège, ah voilà un terme que les dominant·es détestent. Privilège blanc, privilège masculin, privilège hétérosexuel... sont pourtant bien des réalités. L'une des caractéristiques de ces privilèges est que les bénéficiaires, n'ayant pas dû se battre pour les obtenir, peuvent de bonne foi (ou non) prétendre ne pas les voir – celles et ceux qui n’en bénéficient pas par contre, ne peuvent pas se permettre ce luxe. Ces privilèges restent donc souvent invisibles, lorsqu'il s'agit d'un avantage qu'on n'a même pas besoin de mettre en avant : à compétences ou situations égales, on a plus de chances d'obtenir un emploi, une promotion, un logement si on est blanc·he, sans avoir pour autant à brandir sa blanchité. Quand on est un homme, on jouit du privilège de l'insouciance dans l'espace public, sans même devoir y penser, quand tant de femmes réfléchissent aux endroits où elles passent ou qu'elles évitent, aux vêtements qu'elles portent, bien conscientes, elles, qu'elles sont des femmes et donc qu’elles n’ont pas autant de légitimité que des hommes à se trouver dans l’espace public. Les hétéros qui se tiennent la main ou s'embrassent dans la rue ne sont pas obligé·es de penser que leur orientation sexuelle pourrait leur valoir une agression, et les personnes cisgenres ne doivent pas angoisser quant à la correspondance entre leur apparence et les informations figurant sur leurs papiers. Dès lors, il est facile de « ne pas faire attention » à son sexe, à sa couleur, à son orientation ou à son identité sexuelle, quand son sexe, sa couleur, son orientation ou son identité sexuelles sont dominantes et qu’on ne vous interpelle pas là-dessus constamment.

C'est en effet une autre caractéristique de ces privilèges, c'est qu'on ne s'en débarrasse pas si facilement. On peut certes « céder sa place », mais cela risque souvent d'être au profit... d'un·e autre privilégié·e, ce qui ne donnera guère de chances supplémentaires aux minorisé·es et n'amènera aucune prise de conscience.  Cela ne doit servir d'excuse à personne et certainement pas à celles et ceux qui, tout à fait conscient·e.s de leurs privilèges, s'en servent volontairement pour écarter ou opprimer les autres.

Combattre ces privilèges, c'est d'abord en prendre conscience, non pas pour culpabiliser, mais pour réfléchir ensemble à la manière de les combattre efficacement. Reconnaître ces privilèges semble déjà un pas extrêmement difficile pour certain·es, pour ne pas dire pour tous-tes. C'est pourtant un premier pas indispensable si l'on veut construire de vraies solidarités, cette fameuse « convergence des luttes » qui reste trop souvent un simple appel aux « autres » à venir rejoindre nos propres combats, en acceptant nos objectifs, nos priorités et nos stratégies.

 

Se décentrer pour converger

 

« Le féminisme 'inclusif' a pour objectif de faire une place aux 'Autres', celles qui n'appartiennent pas à la norme française, hétéronormée et blanche. Or l'interdépendance des oppressions suppose l'absence de hiérarchie et donc l'absence d'un centre dont le rôle serait d'inclure/intégrer les minorités »

bell hooks (5)

 

Les convergences, parlons-en. Trop souvent, l'invitation à « converger » n'est qu'une injonction à rejoindre la lutte « principale », « centrale », « prioritaire », celle qui est censée englober toutes les autres, et dont le triomphe mettra fin à l'ensemble des dominations. Pour les marxistes, ce fut longtemps la lutte des classes. Pour les féministes blanches, la lutte contre le patriarcat. Je sens monter, dans certains milieux, la tentation de voir le racisme comme la matrice de tous les maux. Ou encore, la lutte contre le changement climatique, sans quoi l'humanité risque de disparaître, capitalistes, racistes et machos compris.

Une réelle convergence devrait commencer par admettre qu'il n'y a pas de « centre » vers lequel il faudrait... « converger », mais des mouvements jaillissant de points différents et cherchant à se rejoindre, en se recoupant sur certains points, en s'ignorant sur d'autres ou même en s'opposant sur certains. Il faut aussi être capable d'admettre ces contradictions et de voir s'il est possible de les dépasser ou du moins, de les mettre de côté.

L'une des choses qui m'a frappée au cours du colloque « Afroféminismes et féminismes musulmans », c’est l'importance accordée par des femmes noires à la reconnaissance de la beauté de leurs corps, de leurs cheveux, jusqu'à éprouver de la fierté à voir figurer une femme noire sur la couverture de ces mêmes magazines tant honnis par les féministes blanches, qui les considèrent comme un instrument d'oppression. Il m'a vraiment fallu me « décentrer » pour le comprendre. Comment dépasser cette contradiction ? Peut-être en cherchant un moyen de valorisation des corps tout en en refusant la marchandisation au profit d'un système capitaliste que nous disons et voulons toutes combattre. Mais ce n'est qu'une piste parmi d'autres qu'il faudrait chercher ensemble.

Des désaccords ou même des oppositions, il en restera. Je reprends la formule que j'avais avancée comme conclusion d'un autre article : « Ensemble quand on peut, séparément s'il le faut, mais si possible, pas les unes contre les autres » (6). Mais je suis consciente que ce n'est qu'une formule.

 

Post-scriptum : on aura constaté que les phrases mises en exergue sont écrites par des féministes noires, un choix volontaire qui vient, lui aussi, d'un souci de me décentrer. J'ai très longtemps lu uniquement des féministes blanches, sans jamais penser à la couleur de leur peau et moins encore aux privilèges dont elles bénéficiaient – à commencer par celui d'être lues pour leur approche prétendument « universelle ». Il m'a fallu du temps et des remises en question pour diversifier mes lectures... et mes contacts. Je terminerai donc en réconciliant deux pensées qui se rejoignent, aussi précieuses pour moi l'une que l'autre :

« Le féminisme, est-ce le devenir hommes des femmes, ou le devenir autres des femmes et des hommes ? » (Françoise Collin)

« On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (Audre Lorde)

 

 

(1) Reni Eddo-Lodge, Le racisme est un problème de Blancs, Editions Autrement, 2018

(2) bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Editions Cambourakis 2015

(3) https://www.rtbf.be/info/societe/detail_un-magasin-condamne-pour-ne-pas-avoir-voulu-engager-un-homme?id=1000165, consulté le 24 août 2018

(4) bell hooks, op. Cit.

(5) bell hooks, op. cit.

(6) L'égalité hommes/femmes est-elle soluble dans la diversité ? Dans Les défis du puriel, ouvrage collectif de Tayush, Couleur Livres 2014

 

Un mirage et quatre étonnements

 

Résistant à la tentation de me prendre pour une toutologue, je reconnais mon absence de compétence pour avoir un avis éclairé sur l'expulsion de l'imam Toujgani.

Je me permets juste deux étonnements (et selon ma détestable habitude, il y en a pour tous les côtés).

D'une part, je m'étonne qu'on sanctionne un individu pour des propos tenus en... 2009. Peut-être quemes douteuses activités me vaudront un rapport des Services de Renseignement, et même un avis d'expulsion, qui sait (après tout, je ne suis belge "que" par naturalisation), mais bon, ce ne sera qu'en 2035, j'ai le temps de voir venir.

L'autre étonnement, c'est la discussion pour savoir si l'imam Toujgani a recommandé dans ses prêches de "brûler les Juifs" ou de "brûler les sionistes", ce qui serait moins grave. Pour ma part, bien que non sioniste, je suis persuadée qu'il ne faut brûler personne, même pas Sammy Mahdi qui a pris la décision d'expulsion, même pas Theo Francken, c'est dire. Et suggérer de "brûler" une catégorie de la population qui comprend quand même un certain pourcentage de personnes que d'autres ont tenté de brûler définitivement, il n'y a pas si longtemps, me paraît une circonstance aggravante.

Mais alors me vient un troisième étonnement. Je croyais (pas vraiment, mais on disait que...) à l'égalité de tous touts toutes les citoyens citoyennes devant la loi. Qu'on soit "de souche" ou non, c'est à la justice de trancher s'il y a incitation à la haine et à la violence, et le cas échéant, la sanctionner. Croire que le renvoi de la haine hors des frontières en diminue la nocivité globale est un mirage. Pour prendre un autre exemple au hasard : supposons que Zemmour soit renvoyé en Algérie d'où sa famille est originaire, le monde en serait-il meilleur pour autant ? Et Zemmour, lui, a bel et bien été condamné pour provocation à la discrimination raciale en 2011 et pour provocation à la haine envers les musulmans en 2018.

Et mon quatrième étonnement, c'est que que cette différence de traitement selon l'endroit où on est né ne semble pas étonner plus que ça.

Mis à jour (Lundi, 17 Janvier 2022 10:05)

 

L'école est finie

Moi j'aimais l'école. Malgré ce qu'on n'appelait pas encore le ''harcèlement'', malgré ce que les profs ne considéraient pas comme des humiliations mais qui en étaient, malgré les exigences parfois démesurées de mes parents qui affrontaient leurs angoisses en se focalisant sur les points perdus, j'aimais apprendre, interroger, résoudre des questions au-delà de celles qui m'étaient posées. Je détestais les week-ends et les vacances, et les (rares) périodes de maladie qui me bouclaient à la maison étaient autant de drames.

J'étais bonne élève, en tout ou presque, répondant à la fois aux ambitions scientifiques de mon père et aux passions littéraires de ma mère. J'étais aussi une tête sans corps, sans émotions (du moins sans leur expression), aux révoltes aussi violentes qu'intériorisées. L'élève parfaite, en dehors de quelques détournements de consignes qui m'ennuyaient déjà.

Cet ''ennui'' et ces contournements m'ont sans doute sauvée du destin de brillante idiote qui m'était tout tracé. Je considère aussi comme une ''chance'' le fait que tout au long de ma scolarité, il y a eu plus brillante que moi, et que j'étais donc condamnée à rester la deuxième, l'éternelle ''Poulidor' comme dans cette délicieuse chanson de Coline Malice.

Anxiété de la performance, manque d'estime de soi

Tout cela me revient en ce moment où sur Facebook, des parents fiers et aimants annoncent la réussite de leur enfant aux innombrables épreuves qui commencent déjà en primaire, tandis que d'autres parents, non moins aimants et fiers, consolent le leur qui n'a pas passé l'obstacle. Il y a aussi, hélas, des parents tout aussi aimants mais gênés, ou furieux et malaimants, qui gardent leur honte et leur colère pour eux. Certaines écoles connaissent un taux d'échec hallucinant (reviens, Marguerite, ils sont devenus fous!)

Alors on glose sur le manque de ''bienveillance'' de certain·es profs après une année aussi éprouvante pour les jeunes (pour les profs aussi d'ailleurs). Mais la question à poser me semble plus fondamentale : c'est quoi, cette manie de l'examen, du certificat, qui commence dès le plus jeune âge, avant de contaminer de plus en plus le monde professionnel, avec ses "évaluations" menant ou non à des "récompenses", en termes de salaire, de reconnaissance ou plus basiquement même, de maintien dans l'emploi? En principe, il s'agit de faire le point sur les "acquis" et les capacités à aller plus loin; et si le but implicite était aussi (surtout?) de s'habituer au jugement des autres, au stress, à la supériorité de la concurrence sur la coopération, ce qui n'est pas sans effets sur le type de société dans lequel nous vivons?

Ce qu'exprime dans le Devoir le sociologue Antoine Baby, en évoquant une ''école d’obédience néolibérale dont le rôle est de maintenir en l’état les structures et le fonctionnement d’une économie néolibérale. Pour remplir ce rôle, il faut une école capable de produire et de maintenir des différences fonctionnelles entre les personnes de manière à fournir une force de travail stratifiée-hiérarchisée adaptée à la nature d’une économie de ce type. Il faut donc en fin de compte disposer d’une petite élite de gens très instruits et possédants pour prendre les commandes, mais aussi des gens moyennement instruits pour mettre en place les impératifs de la production et finalement de beaucoup de gens peu instruits pour la production ou pour constituer une sorte de réserve de main-d’œuvre''.

Et il poursuit : ''J’avance comme hypothèse de travail que cette école hautement sélective et discriminatoire est un facteur très important de la détresse des enfants et des adolescents comme elle se manifeste dans l’anxiété de performance, le manque d’estime de soi et la perte d’autonomie''.

Comme remède possible, il propose une école où notamment, ''il n’y a pas d’autres évaluations que des évaluations qualitatives où l’élève est comparé à lui-même et non à ses camarades''. Où il s'agirait donc d'amener chaque enfant, chaque jeune, le plus loin où il lui est possible d'aller, dans le respect de ses intérêts et de ses choix (qu'on peut appeler ''options''), là où les efforts font sens pour arriver à un but qu'on s'est fixé, même si on doit d'abord s'égarer en chemin.

 

Concurrence ou coopération

Je terminerai par un souvenir personnel. Je devait avoir 14 ou 15 ans et pour une fois, j'étais l'Anquetil (ou l'Eddy Merckx) de ma classe, avec un premier prix en français. Ce n'était pas une performance exceptionnelle, puisque j'étais dans l'enseignement néerlandophone. Non, ce qui m'a marquée, c'est la suite : après m'avoir attribué le maillot jaune et la médaille d'or réunis, l'école me les retirés, publiquement, en pleine cérémonie de remise des prix, parce que j'avais laissé copier à l'examen une camarade moins douée que moi. C'était censé m'apprendre la réprobation de la ''tricherie'', mais je l'ai entendue comme une punition d'un geste de solidarité. Une façon cuisante de faire savoir que la concurrence doit toujours passer avant la coopération.

Heureusement, cette leçon-là, je l'ai refusée avec toute la force que m'a donnée l'humiliation vécue ce jour-là.

 

Mis à jour (Dimanche, 27 Juin 2021 09:19)

 
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