"Sorrowité"

En deux jours, voilà que j'ai été prise deux fois en défaut de "sororité".

La première fois, pour avoir exprimé des réserves suite à la nomination de Hadja Lahbib comme ministre des Affaires étrangères: non pas que j'aie le moindre doute quant aux qualités de la journaliste et réalisatrice, ni même quant à sa capacité à acquérir les compétences politiques pour sa nouvelle fonction; non, ma déception et mes interrogations portent sur celui qui l'a nommée à ce poste, à savoir Georges-Louis Bouchez, le copain à Theo Francken, l'homme qui ne loupe pas une occasion pour fustiger avec mépris les médias et la RTBF en particulier. Ainsi le Soir (1/4/2022) a recensé en six mois 78 tweets dénigrants envers les médias, dont 34 pour la seule RTBF.

Mais voilà : je doucherais la fierté de celles qui se reconnaissent dans cette femme, qui plus est racisée, qui va désormais représenter le visage de la Belgique à l'étranger.

 

"So, so, so, solidarité.."

Deuxième coup de canif, une remarque (pourtant accompagnée d'un clin d'oeil) sur l'enthousiasme autour des Red Flames, qu'on peut bien sûr avoir envie de soutenir comme Belges (moi aussi, je peux chanter « Olé olé olé »...) mais dont l'apport pour le féminisme ne me paraît pas plus évident qu'une qualification des Italiennes ou des Islandaises. L'important est que les femmes jouent, qu'elles soient soutenues et visibilisées, qu'elles donnent envie aux petites filles de taper dans le ballon... et que, si leurs conditions matérielles et sportives doivent être améliorées, elles ne tombent pas dans les dérives du foot masculin. Soit dit en passant, le même soir les Marocaines se sont qualifiées pour la finale de la Coupe d'Afrique, devant plus de 40 000 spectatrices/teurs, ce qui a dû faire bien plaisir aussi à une part importante de notre population.

Je ne m'attarderai pas sur chacun de ces points (1), mais ces reproches m'ont amenée à réfléchir, une fois de plus, à cette notion de "sororité". Un terme que je n'ai jamais fait mien, trop "familialiste" à mon goût (et la famille ne se choisit pas), trop vague (non, je ne me sens pas "soeur" de toutes les femmes); et puis, quand on voit comment les hommes vivent leur fameuse "fraternité", on n'a pas trop envie de les imiter...

J'ai repensé à ma chère Françoise Collin qui n'aimait pas plus ce terme, auquel elle préférait celui de "solidarité". A noter d'ailleurs que dans les manifs féministes, le slogan est bien "So, so, so, solidarité, avec les femmes du monde entier..." (et non "sororité") Françoise Collin y a consacré une analyse critique, "Le même et les différences", disponible en accès libre.

"Dépasser le stade du groupe d'amies"

Quelques extraits :

"Nous avons eu tendance à ramener toute différence à la différence des sexes, comme si une fois franchie celle-ci nous entrions dans une étendue étale et homogène, celle du monde de femmes.

L'ignorance des différences et des divergences dans la « sororité » a créé un moment de socialité exceptionnel, mais qui ne pouvait qu'être exceptionnel. Lorsque ces différences et ces divergences, individuelles ou collective, passionnelles ou idéologiques, se sont manifestées, la socialité de la sororité s'est révélée impuissante à y faire face.

(...) La position féministe dans quelque problème que ce soit n'est ni évidente, ni donnée d'avance. Il y a toujours, sur chaque situation, et devant la complexité des éléments en présence, une sorte de pari à faire. Et à tenir. Dans l'élan du mouvement de libération des femmes, il y a des projets différents, voire antagonistes, qui sont fonction de l'image qu'on se fait de l'être humain et de la société. C'est pourquoi les femmes, les féministes, doivent inventer des rapports entre elles qui accueillent et soutiennent la différence et les différends, si du moins elles veulent dépasser le stade non négligeable du groupe d'amies fonctionnant ensemble par affinités, pour devenir un mouvement capable d'exercer une pression sociale ».

 

Du désaccord au risque de rupture

Ma déjà longue expérience du féminisme, ou plutôt des féminismes, m'a permis de constater à quel point ces "différences" et ces "différends" rendent parfois tout engagement commun compliqué, voire impossible. Sur le voile, la prostitution, et aujourd'hui sur la question trans, les oppositions paraissent irréconciliables et finissent vite en insultes et excommunications. Il est très difficile de garder la maison des femmes au milieu du village. Je n'oublie pas non plus que ces différences peuvent aussi être des dominations, et quand on me reproche de prendre, en tant que femme blanche, une position sur les choix d'une femme racisée, je ne m'enfuis pas en criant au "wokisme", je prends cela au sérieux. Mais je constate que mon très réel privilège blanc ne m'a valu aucun reproche des mêmes quand je me permettais des critiques, bien plus virulentes, envers Assita Kanko ou Zuhal Demir, étoiles montantes de la N-VA, ou Djemila Benhabib, porte-parole d'une laïcité dure et excluante.

Cependant, plus qu'injustes, certaines réactions me paraissent surtout désolantes, comme si un désaccord devenait, une fois de plus, un motif de rupture rendant impossible toute lutte commune, y compris sur des sujets moins clivants. Alors il me semble que parfois, l'injonction à la "sororité" a tendance à tourner à une forme de « sorrowité », et pardon pour l'anglicisme : tristesse.

Mais que tout cela ne nous empêche pas de jouer les supportrices de nos footballeuses, avec tout ce que cela implique de convivialité joyeuse, de chauvinisme rigolard et même de mauvaise foi...

 

(1) Sur la nomination de Hadja Lahbib, je me reconnais aussi dans le texte de Henri Goldman