Rencontre avec Angela Davis

Pour les personnes de ma génération, Angela Davis fait partie de notre éducation politique. Dans les années 70, son poster poing levé était épinglé sur bien des murs, entre rockers et footeux. Lorsqu’elle a été emprisonnée sous l’accusation de prise d’otage mortelle, beaucoup d’entre nous ont manifesté, signé des pétitions, jusqu’à son acquittement en 1972.
Cinquante ans après, il était plus que réconfortant de voir un Cirque Royal plein à craquer (on a dû refuser beaucoup de monde) pour écouter sa conversation avec la journaliste Safia Kessas, devant un public enthousiaste et d’une grande diversité d’âge, d’origine, d’habillement – s’il avait été présent, Conner Rousseau ne se serait sans doute “pas senti en Belgique”.

Radicalité et complexité

Par ses écrits et ses engagements, bien avant qu’on ne parle d'”intersectionnalité”, Angela Davis nous avait appris à ne pas hiérarchiser les luttes, à refuser l’idée qu’il existerait un “combat principal” et des “fronts secondaires”. Son livre “Femmes, race et classe” en témoigne largement. Aujourd’hui, elle intègre avec la même force de conviction les luttes LGBT+, son engagement pour l’abolition des prisons (du « système industrio-carcéral »), pour la défense des sans papiers ou l’engagement des jeunes pour le climat.
Sa présence à Bruxelles s’est déroulée en trois temps: une conférence de presse le matin, la conversation du soir mais aussi, dans l’après-midi, une rencontre plus conviviale avec des associations de jeunes, de femmes, d’artistes.
Quelques articles ont rendu compte de ces rencontres (notamment en accès libre ceux de L’Echo et de BX1), mais moi qui ai aussi la chance d’assister à la rencontre de l’après-midi, je pense intéressant de développer, en toute subjectivité, un aspect particulier de sa pensée : sa radicalité mais aussi sa complexité, son refus de raisonner en « ou…ou… » pour tenter de développer les liens, en « et…et… »
Le soir, au Cirque Royal, son entrée était précédée par une performance chantée et dansée par des femmes sans papiers. L’après-midi, leur Comité lui avait demandé si elle accepterait d’être leur marraine, et elle avait répondu sans hésiter (et en français) : “Absolument!“.
La lutte des sans papiers lui paraît l’une des plus essentielles d’aujourd’hui, et elle va très loin: si les positions les plus radicales plaident pour l’ouverture des frontières, elle-même se demande s’il ne faudrait pas, tout simplement, revendiquer la suppression des papiers. Les relations humaines peuvent se passer de papiers, plaide-t-elle.

“Nos différences peuvent nous rassembler”

A la question de l’enseignement à l’école de l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme, elle répond que c’est nécessaire, bien sûr, mais que cela ne servirait à rien si le lien n’est pas fait avec le racisme de nos sociétés d’aujourd’hui. De même, la meilleure “réparation” pour les descendant·es d’esclaves ou de colonisé·es serait un vrai changement social, plutôt que des compensations financières individuelles. Car il existe toujours un racisme systémique, institutionnel, qu’elle se refuse à réduire à de simples préjugés personnels.
Ce que l’avocate Selma Benkhelifa illustrait dans une intervention saisissante, par la longue litanie de noms de jeunes (et moins jeunes) tué·es par la police, non pas aux Etats-Unis mais ici, en Belgique : « Mawda, Josef, Lamine, Sabrina, Ouassim, Mehdi, Adil, Ibrahima, Elias… » Se demandant pourquoi nous refusions de le voir et de réagir.
Soulignant aussi le fait que dans le “procès des hébergeurs”, les deux poursuivies blanches n’ont pas fait un seul jour de prison (et c’est tant mieux!), alors que Zakia a fait 2 mois et demi et Walid 8 mois, avant un acquittement général.
Angela Davis a également été interrogée sur cette “non mixité choisie” de certaines activités, qui fait bien des vagues, y compris dans les milieux militants.
Sa réponse était tout en nuances : “Il y a des endroits où vous avez besoin de vous sentir en sécurité. Mais aussi d’autres endroits où vous devez vous sentir troublé·e, où les idées doivent être contestées. Nous avons besoin des deux. et de reconnaître que nous pouvons nous défier mutuellement“.
Mais on le sait, ce qui affaiblit nos luttes, ce sont ces “différences” d’analyse, de priorité, de stratégie, qui nous dressent même parfois les un·es contre les autres. Faut-il les oublier, voire les effacer, nous ressembler pour nous rassembler ?
Sa réponse : “Je suggère de réfléchir à la manière dont nous avons conceptualisé le processus d’unité comme se produisant en laissant nos différences de côté ou en les transcendant. Mais qu’en est-il de la possibilité que les différences puissent nous rassembler plutôt que de nous désunir? Il me semble que ce sera le défi: comprendre comment ces différences peuvent être la colle qui nous lie plutôt que celle qui nous sépare.»

Impatience et longévité

Ici ou là, j’ai vu passer des remarques (non sans arrière-pensées) sur une prétendue prise de distance par rapport au féminisme. Drôle de “constat” pour celle qui est l’une des figures majeures du Black feminism…
De fait, explique-t-elle, par le passé elle ne se considérait pas comme féministe, par rapport à ce qu’elle appelle un “féminisme de plafond de verre” (“elles ont déjà la chance de voir le plafond!“).
Mais ensuite, elle s’est entièrement solidarisée avec les luttes des femmes sans papiers, des précaires coincées dans les tâches de reproduction, des mères privées de leurs enfants par des juges qui se réfèrent encore au concept masculiniste d’ “aliénation parentale”, qui suggère que les violences dénoncées par les enfants envers un parent (le plus souvent le père) soient une invention de l’autre parent (le plus souvent la mère). Concept pourtant supprimé par l’OMS depuis 2020 de la Classification Internationale des Maladies et non repris dans le prestigieux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), référence mondiale en psychiatrie.
L’après-midi, Angela Davis écoutait avec attention et empathie le témoignage poignant d’une mère qui n’a plus vu ses enfants depuis des années, et qui expliquait que ce problème touchait encore davantage les mères racisées.
Pour finir, Angela Davis insistait beaucoup sur l’importance de la transmission, mais qui ne se fait pas dans un seul sens. Elle prenait l’image de jeunes juchés sur les épaules des plus ancien·es, ce qui leur permet de profiter d’un support, tout en ayant un regard qui porte plus loin. “Il y a quelque chose d’important que les jeunes offrent aux générations qui les ont précédés, c’est l’impatience. (…) Ce que nous pouvons leur transmettre, c’est le sens de la longévité“.
Car même si nous avons parfois l’impression de taper sans cesse sur le même clou, de nous répéter comme un disque rayé avec l’impression que rien n’avance, un jour le déclic se fait: un jour apparaît Black Lives Matter, un jour surgit le mouvement #MeToo.

Complexifier encore

On aurait aimé poursuivre la conversation. Complexifier encore. Par exemple, demander à Angela Davis, qui relie le racisme d’aujourd’hui à l’histoire de la colonisation ou de l’esclavage, comment elle analyse celui qui sévit, dans toute sa virulence, chez des peuples qui n’ont été ni colons ni esclavagistes mais font plutôt partie des dominés, comme les Polonais. Ou encore, ce qu’elle pense de la condamnation de Derek Chauvin, le policer qui a tué Georges Floyd, elle qui milite pour l’abolition des prisons.
Ou ce qu’elle en dirait aux proches de Sanda Dia, ce jeune homme belgo-sénégalais évoqué par une intervenante, mort après un baptême étudiant d’une violence incroyable et dont les responsables, jeunes gens bien sous tous rapports, doivent enfin rendre des comptes devant un tribunal, après avoir pu tranquillement terminer leurs études…
Bien sûr il y a l’âge et la distance, mais Angela Davis avait manifestement, elle aussi, l’envie de revenir un jour.


Article paru auparavant sur www.asymptomatique.be