Le livre vaut un clou

 

Ce 2 novembre, la Belgique se reconfine donc. Et parmi toutes les annonces de ce qui sera ouvert ou fermé, considéré comme « essentiel » ou non, une question, que j'ai partagée : quid des librairies ?

Comme la Belgique a tendance à suivre la France (malgré le poids de la Flandre), on a d'abord cru (à commencer par les libraires) que comme lors du premier confirnement, seuls les magasins de journaux auraient le droit d'ouvrir. Avec ces mesures qui changent chaque jour, mieux vaut rester informé·e, tenter de comprendre, et internet ne peut pas tout... Mais les autres ? Jardineries et magasins de bricolages resteraient ouverts, apprenait-on, ce me faisait écrire que pour les politiques, « le livre ne vaut pas un clou ».

Alors que, la mort dans l'âme et entre les pages, certain·es songeaient déjà aux alternatives (commandes à distance, livraisons, « click and collect »...) la nouvelle est tombée : les librairies feraient bien partie des heureuses exceptions.

Certes, ce n'est pas gagné pour autant, car dans une ville par ailleurs morte, une ambiance pleine d'incertitudes et d'anxiété, ainsi que la consigne mille fois répétée de « rester chez soi », les client·es ne vont pas se précipiter. Pour certain·es libraires, l'ouverture risque d'être économiquement encore plus périlleuse que la fermeture forcée. Le cadeau est peut-être empoisonné. N'empêche, symboliquement, que le livre soit reconnu comme un « bien essentiel », à une époque où la culture paraît bien méprisée, cela m'a paru une bonne nouvelle en soi.

 

« Essentielle au détriment des autres » ?

Et puis sont venues les contestations. Certaines dénonçaient avec virulence un « réflexe de classe », car en quoi « se faire plaisir » avec un livre serait plus digne que se consoler avec une nouvelle chemise ou une pelote de laine  ? Pour celleux-là, le livre n'est qu'un produit de « loisir » ou d' « évasion » comme un autre. J'y reviendrai.

Argument qui me paraît plus pertinent : pourquoi les libraires et pas les disquaires ? Il est vrai que les disquaires indépendant·es ont déjà été tué·es par les grandes surfaces dont je ne citerai pas le nom (bien que j'y aie longtemps travaillé, donc contribué à cet assassinat à ma façon).

On a pu voir aussi sur les réseaux sociaux des employé·es de librairie s'insurger contre un « privilège » vécu plutôt comme un boulet : surqualifié·es et sous-rémunéré·es, celleux-là estiment être mis·es en danger par des client·es qui ne respectent pas toujours les distances, ne se désinfectent pas suffisamment les mains et enlèvent même parfois leur masque pour leur parler. C'est un risque qui doit évidemment être pris en compte (comme dans d'autres commerces ouverts, d'ailleurs, à commencer par les grandes surfaces).

Mais un autre argument m'a encore davantage perturbée, et il vient d'une libraire indépendante. Géraldine Frognet, sur Facebook : « Je ne veux pas être essentielle au détriment des autres. (...) Je trouve cette décision doublement triste : d’une part, elle est méprisante et crée une inégalité entre commerçants. D’autre part, elle est incompréhensible sanitairement. Les commerces sont-ils plus ou moins dangereux en fonction des produits vendus ? (...) Ce qui est essentiel pour certain-e-s ne l’est pas pour d’autres. Et inversement. Dans toute cette gestion politique désastreuse, le seul résultat est une division de la population, encore et encore et un égoïsme exacerbé plutôt qu’une solidarité digne de ce nom. Tirer la couverture à soi, ça me débecte. Penser qu’on vaut mieux que les autres, ça me révulse ».

Elle continuera donc, comme d'autres commerçant·es, à compter sur les alternatives permises par tous les moyens de communication, mais gardera la porte de sa librairie fermée.

C'est une position pour laquelle j'ai le plus grand respect. Car il est vrai qu'en ces temps où la « solidarité » est brandie à tout bout de champ, y compris par des politiques (co)responsables d'une société en morceaux, dire et montrer qu'on ne souhaite aucun avantage pour soi est un geste précieux.

 

Partage et découvertes

Et malgré tout cela, malgré des perspectives qu'on peut craindre bouchées et malgré ce qui peut apparaître comme une injustice, je me réjouis que les librairies restent ouvertes.

Parce que la lecture n'est pas qu'un « loisir », et encore moins un « loisir de bourges ».

Parce qu'il me paraît « essentiel », le mot est lâché, de ne pas laisser aux écrans l'éducation, la réflexion, la découverte, ou le simple « plaisir ».

Parce qu'en ces temps de « fermeture », de méfiance généralisée, du « rester-chez-soi », le livre permet de s'ouvrir au monde, de voyager, de partager la vie d'inconnu·es et même de les serrer dans ses bras.

Parce que le livre vaut non seulement un clou, mais aussi pas mal de produits que l'on peut trouver en pharmacie.

Et parce qu'enfin, commander sur internet, recevoir un paquet (et pense-t-on aux conditions de travail des livreur·ses?), cela ne vaudra jamais le contact direct, le conseil, la surprise, la découverte.


PS :

Un peu triste de constater combien, pour certain·es (et plus que je ne l'aurais cru) de mes ami·es de gauche, le livre n'est guère plus qu'un loisir d'intello, voire un caprice de bourge.

Il fut un temps où pour la gauche, la culture apparaissait comme un vecteur d'émancipation, où la lecture, le théâtre, la musique, étaient des biens communs. Dans les pays dits socialistes, il y avait certes la censure d'un côté, mais aussi une grande importance donnée à l'éducation culturelle des jeunes et l'accès aux livres, aux spectacles. Eh oui, dans la Pologne de mon enfance, il était normal que les ouvrier·es aillent à l'opéra. Ce fut l'une des surprises de mes parents en arrivant ici (ils n'étaient pourtant pas communistes) : cette idée que la culture était sinon réservée, du moins destinée à une "élite".

L'une des choses que j'ai apprécié à la Manifiesta du PTB, c'était la place donnée aux livres, ou encore à la musique classique (devant une salle pleine et comme recueillie...)

Alors oui, je suis triste de voir mes ami·es de gauche ne trouver aucun d'intérêt à l'ouverture des librairies, et même trouver ça légèrement louche, comme un cadeau de plus aux "classes supérieures". Parce qu'un livre ne vaudrait pas plus qu'une chaussure ou qu'un kayak. Je trouve ça très regrettable pour ces ami·es, et plus encore pour leurs enfants, si c'est cela qui leur est transmis...


Mis à jour (Lundi, 02 Novembre 2020 17:14)