Déboulonnons le statu(e)-quo !

Une précision avant toutes choses, car il est important de dire d'où l'on parle : je n'ai personnellement aucun lien avec l'histoire de la colonisation, ni d'afrodescendant·es dans la famille, ni de grand-père colon dont je voudrais à tout prix préserver la mémoire. Mes origines judéo-polonaises me permettent de regarder cette histoire avec une certaine distance. Je n'écris pas cela pour prétendre à une quelconque « objectivité » à laquelle je ne crois pas, mais pour écarter tout soupçon de « communautarisme » : on ne peut pas me reprocher de « plaider pas pour ma chapelle », à moins de considérer que celle-ci comprend tou·tes celles et ceux qui refusent toute discrimination ou persécution, quels qu'en soient les motifs (ou les prétextes).

 

 

Dans le débat sur le déboulonnage de statues de « héros » qui furent en fait de criminels, je n'ai pas d'avis tranché.

D'un côté je comprends l'argument de préservation d'une histoire, ces personnages ayant bel et bien existé et leur déménagement dans les musées les ôtant de la vue du plus grand nombre, sans aucun effet de pédagogie.

D'un autre côté, si j'imagine devoir passer devant une statue de nazi notoire, même avec une plaque explicative, je sens immédiatement monter la nausée et la colère, ainsi qu'une forte envvie de lui démolir le portrait. Je comprends donc parfaitement ce que doivent ressentir mes ami·es et camarades afrodescendant·es devant certaines de ces traces glorifiées non seulement d'un passé meurtrier, mais aussi d'un présent qui continue à nier leur histoire comme les inégalités persistantes. J'aime donc assez l'idée de Banksy de remplacer les personnages contestés par des monuments célébrant leur déboulonnage.


Moqueries et relativisation

Mais si j'hésite sur la « meilleure » solution, je n'ai aucun doute quant à la pire : ce sont les moqueries dont ces déboulonnages font l'objet. Car pour certain·es, il ne s'agit pas de se situer dans un débat qui peut être tout à fait honorable, mais de ridiculiser une revendication pourtant essentielle si l'on admet que nos sociétés sont plurielles. Ainsi en quelques jours, on a pu entendre ou lire Christophe Bourdon (RTBF) se demander s'il pouvait encore regarder des films en noir et blanc qui « offenseraient » les personnes de couleur, David Courier (BX1) présenter une interview historique sous la question « Faut-il déboulonner Manneken Pis pour outrage aux bonnes moeurs ? » ou encore, pour ne pas rester sur les « mâles blancs » qu'on me reproche parfois de cibler, Sophia Aram (France Inter) proposer de raser la Tout Eiffel, ce « symbole phallocrate ». Cela fait beaucoup, et il y en a probablement pas mal d'autres. Et à côté de ces moqueries, il y a pire encore, des discours sur les « bons côtés de la colonisation », comme celui qu'on a encore pu entendre cette semaine sur la radio de service public, servie par Corentin De Salle, sans que personne dans le studio ne lui porte la contradiction : Léopold II aurait certes commis ou couvert des exactions, mais il ne faut pas oublier qu'il a aussi construit des routes et développé le chemin de fer... A quoi on pourrait rétorquer que Staline a beaucoup fait pour dynamiser la Sibérie grâce au Goulag et que les Khmers rouges eux-mêmes, en vidant les villes, avaient sans doute pour objectif de booster l'agriculture cambodgienne.

 

L'histoire vue par le pouvoir

Quand Emmanuel Macron déclare dans une allocution télévisée (14 juin) : « La République n’effacera aucun nom ou aucune trace de son histoire », sa « République » exclut de toute évidence une partie de la population française. Même sa porte-parole, Sibeth Ndiaye, relativise dès le lendemain cette apparente fermeté sans concessions: « Il y a des personnages historiques (on en a connu pendant la Seconde guerre mondiale) qui certes ont eu une vie avant, mais qui compte tenu des choix qu'ils y ont fait, n'ont plus leur place autre part que dans les livres d'Histoire ». L'exemple type est le maréchal Pétain, qui fait pourtant aussi partie de l'histoire de la République. Alors on peut se demander pourquoi des escalavagistes, des propagandistes du racisme mériteraient davantage de continuer à être célébrés plutôt que Pétain ? Question d'ailleurs posée dans cette interview : « La France a débaptisé des noms de collabos, pourquoi pas celles qui portent des noms de négriers? »

C'est que des statues dans l'espace public ne sont pas de simples décorations de l'espace public. Comme l'explique très bien cet article sur le site The Conversation : « Si la statue est indéniablement une œuvre d’art, il convient de rappeler que ce n’est pas une œuvre d’art comme les autres. Commanditée et érigée sur la place publique, la statue joue un rôle particulier, et qui n’est ni politiquement ni moralement neutre : elle existe pour préserver le souvenir, pour honorer des personnes ou des événements, pour commémorer une victoire ou célébrer une vie ou un accomplissement. Ainsi, contrairement à d’autres œuvres d’art, elle comporte des jugements de valeur (elle nous dit que ceci est bien, digne d’être reconnu ou célébré), et occupe une place particulière dans l’espace public (avec un emplacement prévu pour la rendre visible). Or, c’est précisément là où le bât blesse, parce que l’histoire que l’on raconte, c’est l’histoire des vainqueurs, l’histoire de la majorité, l’histoire telle qu’elle a été vue et vécue par ceux qui avaient le pouvoir et les moyens de faire entendre leurs voix par la postérité. Si les statues et les monuments historiques sont si souvent pris comme symboles de la lutte, c’est précisément parce que ces objets culturels attestent du fait que beaucoup de noms et de traces ont en effet été effacés de notre histoire, que beaucoup de voix n’avaient jamais eu droit de cité. Que l’histoire qu’ils racontent n’est pas « la nôtre », mais celle d’une partie de la population ».

 

"Croiser enjeu féministe et décolonial"

« Ces voix qui n'ont jamais eu droit de cité » : voilà l'autre aspect de la représentation publique de « notre » histoire. Depuis longtemps, des féministes dénoncent la sous-représentation des femmes, aussi bien dans les noms de rues que les statues qui, en guise de monuments « féminins », s'en tiennent à des symboles (la Justice, la Paix, voire la Maternité...) plutôt qu'à des personnalités. La collective Noms peut-être, n'hésite pas à apposer de nouvelles plaques, sorte d'équivalent du déboulonnage de statues. Plus officiellement, la Flandre a lancé une réflexion sur cette absence, et la ville de Gand a décidé de donner à toutes les rues d'un nouveau quartier des noms de femmes résistantes. Et on ne peut que féliciter la commune d'Etterbeek, dont les rues sont riches en noms de généraux colonialistes, de « croiser l’enjeu féministe et décolonial » (selon l'expression de l'échevine Françoise de Halleux) en remplaçant les noms de onze rues d'acteurs de la colonisation par des noms de femmes (en espérant que cette action « temporaire » sera pérennisée).

A force de se heurter à l'indifférence, voire à l'hostilité de la société majoritaire, des groupes minorisés (mais pas forcément minoritaires, comme les femmes) passent à l'action : c'est une façon de mettre enfin à l'agenda à la fois leur propre invisibilité dans l'espace public et de dénoncer la glorification de leurs persécuteurs. Il est temps d'ouvrir les yeux et de déboulonner un certain statu(e)-quo. On peut en débattre, mais il n'y a vraiment pas de quoi tourner ces revendications en ridicule.

Mis à jour (Mardi, 16 Juin 2020 11:13)