Les Césars, version "Jules"

Ce 28 février, la cérémonie des Césars relancera une fois encore les « polémiques » autour de Roman Polanski et de son film, que Florence Foresti a rebaptisé, dans un « lapsus » qui n'était sans doute pas à l'insu de son plein gré, « Je suis accusé ».

 Ce film sera sans conteste la vedette de ce soir, car outre les cris et les manifestations qu'il ne manquera pas de provoquer, il arrive en tête des candidats au titre, avec douze nominations.

Passons sur l'absurdité qu'il y a à juger des oeuvres culturelles non pas sur leur valeur propre, mais les unes par rapport aux autres. Imaginons une année maigre en films marquants : le moindre navet aurait toutes les chances d'être césarisé. Imaginons au contraire deux ou trois « Voleur de bicyclette » (Vittorio De Sica) ou « Sans toit ni loi » (Agnès Varda) (je me plonge volontairement dans le passé, pour ne fâcher personne), l'un·e ou l'autre repartirait forcément bredouille.

Ce n'est pas là-dessus que porte la polémique (la compétition, même la plus absurde, on aime !), mais sur les honneurs faits à un homme accusé de plusieurs viols, dont l'un, certes très ancien, pour lequel il a été reconnu coupable (rappel pour celleux qui ne jurent que par la justice) avant d'échapper à un procès en s'enfuyant des Etats-Unis. Sa victime d'alors souhaite qu'on lui foute la paix, dont acte. Mais aux dernières nouvelles, il a contre lui douze accusatrices, soit autant que de nominations à la gloire cinématographique...

Les coïncidences sont parfois cruelles : l'annonce de ces 12 nominations est tombée le même jour que la « levée de l'omerta » sur les agressions sexuelles subies par des sportives françaises de haut niveau, patineuses ou nageuses, de la part de leurs entraîneurs. L'un de ceux-ci, présumés innocents, aura peut-être droit un de ces jours à une nomination au Mérite sportif...

 

« Pas de position morale »

Affrontant les polémiques, le président de l’Académie des Césars, Alain Terzian (1), a répondu que « l’Académie n’est pas une instance qui doit avoir des positions morales ». Et vous savez quoi ? Je pense qu'il a raison. Il ne s'agit pas tant de « séparer l'homme de l'artiste », mais je suis absolument convaincue de la possibilité, voir de la nécessité d'apprécier ou non une oeuvre hors de tout jugement sur son auteur ou son autrice. On peut citer Villon (voleur), Rimbaud (marchand d'armes), le Caravage (assassin), c'est facile, c'est loin dans le temps ; on peut penser à Céline (antisémite obsessionnel), on peut faire le tri de ses ouvrages ou même refuser de le lire. Mais entre nous, féministes, on peut aussi penser à Simone De Beauvoir, oui, l'autrice de l'ouvrage fondateur qu'est le « Deuxième Sexe » mais qui, dans sa vie privée, n'hésitait pas à séduire certaines de ses élèves pour les « livrer » à Sartre... Celles qui pensent que ce ne sont là que des rumeurs peuvent lire les « Mémoires d'une jeune fille dérangée », allusion ô combien significative, de l'une de ses « conquêtes », Bianca Lamblin.

Le problème avec Polanski, c'est qu'il est toujours vivant. Une chose est d'aller voir ses films, ou au choix de les boycotter (2) (ce qui n'est pas la même chose que les censurer), une autre de lui rendre hommage, le voir monter sur scène pour recevoir une récompense sous les applaudissements de la salle. Là, impossible de séparer l'homme de son oeuvre. Comme disait la journaliste Victoire Tuaillon, lorsque je paie ma place de cinéma, est-ce que l'argent va au cinéaste ou au violeur (3) ? Et la question est encore plus pertinente (et douloureuse) quand on lui remet une récompense.

 

Prix de la « mise en scène »

Tout cela dit, Polanski mérite tout de même quelques prix : celui de la mise en scène, pour la façon dont il organise, soutenu par toute une équipe, le film des « persécutions » qu'il subirait ; ou celui du meilleur costume, celui de « victime » qu'il arrive à enfiler avec une aisance stupéfiante, au point que certain·es le trouvent crédible dans le rôle (4).

On peut rêver que lors de la cérémonie des Césars, on assiste à un moment tout à fait inédit : la remise d'un prix d'honneur à Adèle Haenel, non pas seulement comme « meilleure actrice », catégorie dans laquelle elle est nominée, mais comme autrice du vrai « J'accuse » d'aujourd'hui : son « J'accuse Christian Ruggia d'agression sexuelle » qui a fait exploser #MeToo dans le cinéma français, et plus largement, « J'accuse des hommes, réalisateurs, ecclésiastiques, entraîneurs.... d'abuser de leur pouvoir pour agresser sexuellement des jeunes filles en toute impunité ». Là, on sortirait peut-être des « Césars version Jules ».


(1) Terzian et sa bande de dinosaures académiques ont démissionnnné depuis

(2) Sur le boycott lui-même, j'ai exprimé mon avis ici

(3) Une façon de concilier la vision de l'oeuvre avec le boycott du réalisateur, suggérée par un commentaire trouvé sur Facebook : payer sa place pour un autre film et se "tromper" de salle.

(4) Pour le César du meilleur dialogue, sa déclaration pour expliquer son absence à la cérémonie : « C’est donc avec regret que je prends cette décision, celle de ne pas affronter un tribunal autoproclamé prêt à fouler aux pieds les principes de l’Etat de droit pour que l’irrationnel triomphe à nouveau sans partage ». Il fallait oser quand même, pour un homme qui a fui les Etats-Unis pour échapper à la justice.



Mis à jour (Vendredi, 28 Février 2020 14:43)