Carpe farcie (d'intentions douteuses)
Non, mais vous êtes sûre... ? Sûre de chez sûre... ? Parce que sur les vidéos, on n'a pas entendu « sale juif ». Enfin, pas clairement. Même pas le premier intéressé. D'autres l'ont entendu, ou cru l'entendre. On a entendu « sale sioniste de merde, retourne chez toi à Tel Aviv » (1), mais c'est juste l'effet d'une divergence politique ; on a entendu « tu vas mourir », mais bon, quoi, c'est vrai, tout le monde va mourir ; on a entendu « homophobe de merde, sale enculé », ce qui montre une capacité d'insultes à large spectre. En tout cas, « sale juif » c'est pas clair du tout. Et donc, vaut mieux rester prudent·e et ne pas tirer de conclusions hâtives.
Et le tag de croix gammée sur le portrait de Simone Veil ? C'est peut-être juste un opposant à la loi sur l'avortement, un de ces « veilleurs » qui s'intéressent moins aux vivant·es qu'aux « enfants à naître », bon c'est pas très malin ou même franchement odieux, la comparaison avec le nazisme, mais y voir de l'antisémitisme, c'est aller vite en besogne, non... ?
Et le « Juden » tracé sur la vitrine d'un magasin Bagelstein à Paris ? C'est peut-être juste une façon d'indiquer aux passants quel type de nourriture on trouve ici – un peu comme sur resto.be, là c'est de la cuisine africaine, en face de l'italienne... – ou encore, une gaminerie d'un client mécontent ou victime d'une indigestion après avoir goûté les bagels locaux... On ne peut pas savoir, hein.
Et ces arbres plantés en mémoire d'Ilan Halimi, et qui ont été sciés ? C'est peut-être juste une forme de protestation maladroite contre la déforestation...
Et les fines allusions aux Rotschild maîtres du monde, sur des banderoles anti-Macron et jusque dans un magazine de la BNP.... c'est juste une petite erreur de calcul tout à fait anodine...
Bref, il faut vraiment être obsédé.e pour voir de l'antisémitisme partout.
« Façon de parler »
Assez ! Asez de déni, de contorsions, d'interprétations hasardeuses. Assez d'analyses subtiles – ou grossières – de relativisations (oui mais Israël... oui mais le « lobby juif »...) ; assez aussi, et je le dis en me démarquant d'une partie de mes ami·es et de ma famille politique, de cette façon de noyer la chasse au gefilte fish dans les méfaits généraux de la pêche industrielle.
Car bien sûr, je suis d'accord qu'il faut lutter contre tous les racismes ; et je vois bien comment la lutte contre l'antisémitisme et les grandes déclarations de judéophilie, de la part de certains pouvoirs, sont de pures manipulations de plus maladroites, encourageant la détestable concurrence des victimes et risquant de renforcer encore l'antisémitisme ambiant (2).
Il reste que l'antisémitisme n'est pas un racisme comme les autres ; chacun a d'ailleurs ses spécificités (que l'on songe à la différence entre la négrophobie et le racisme dont font l'objet les Asiatiques), qui impliquent à la fois la solidarité pour toutes ses victimes et la nécessité de combattre de manière particulière chacune de ses formes.
Car dans nos sociétés le racisme « maistream », si l'on ose dire, est un racisme « anti-pauvres ». Aux juifs, au contraire, on reproche l'argent et le pouvoir, d'ailleurs largement fanstasmés (3).
Les juif.ves souffrent certainement de moins de discriminations institutionnelles que d'autres minorités. En même temps, ils sont davantage menacés, comme on le constate avec la présence de la police ou de militaires devant leurs lieux de culte ou de culture, ou de leurs écoles. Ils sont aussi soupçonnés de ne jamais appartenir tout à fait à la communauté nationale (faire le lien avec le "rentre chez toi"), non par manque d' « intégration » comme reproché à d'autres, mais par une sorte de « traîtrise naturelle ». On se souviendra de Raymond Barre, premier ministre à l'époque de l'attentat de la rue Copernic en octobre 1980, déclarant : « Cet attentat odieux voulait frapper les Israélites qui se rendaient à la synagogue et il a frappé des Français innocents qui traversaient la rue ».
L'antisémitisme a aussi ceci de particulier qu'on n'a pas besoin d'être juif pour en « bénéficier ». C'est ainsi que le footballeur M'Bappé a été l'objet d'un tag haineux le traitant de « nègre enjuivé ». Ce qui me rappelle une anecdote personnelle : lors d'une réunion syndicale interentreprises, une déléguée se plaignait de l'impossibilité de discuter avec son patron, car « il ne pense qu'à l'argent, il est juif ». Comme personne ne réagissait parmi les goys présents, j'ai pris tout mon courage et ma pédagogie pour lui expliquer, sans m'énerver, en quoi c'était de l'antisémitisme, donc du racisme. Et elle, à la fin de mon laïus : « Mais il n'est pas du tout juif, c'est une façon de parler ! » Et mon permanent, se tournant vers moi : « Tu vois, ce n'est pas antisémite ».
Meilleur ennemi antisémite
Alors ce mardi soir, à Paris et dans diverses villes françaises, certain·es défileront contre les « islamogauchistes », d'autres « contre l'antisémitisme d'extrême-droite », et d'autres encore « contre tous les racismes ». Qui sait, quelqu'un brandira peut-être même le vieil antisémitisme chrétien, car même s'il y a prescription quant à la responsabilité du meurtre présumé du Christ, il reste un fond d'antijudaïsme qui a quand même prospéré durant vingt siècles dans nos sociétés dites « judéo-chrétiennes », le « judéo » n'étant là que pour la décoration.
Comme on a son « meilleur ami noir », on a aussi son « meilleur ennemi antisémite », qui est toujours dans le camp d'en face. Et la marge est étroite entre les mâchoires du double piège, d'un côté la manipulation politique des déclarations judéophiles et de l'autre, la noyade de la carpe farcie dans l'océan infini des poissons menacés.
C'est vrai que j'ai l'air en rogne. C'est parce que je le suis. Et ma colère est à la mesure de mon sentiment d'impuissance.
(1) Comme le fait remarquer quelqu'un sur Facebook, il est assez cocasse pour un antisioniste de vouloir renvoyer les juifs en Israël
(2) Cet événement sordide de sépultures tagguées n'est peut-être pas sans lien avec les rassemblement de ce soir...
(3) Pour le mythe de la richesse généralisée des juifs, il y a cette blague-proverbe qui vient de la Pologne d'avant-guerre : « Quand un juif mange du poulet, c'est que l'un des deux est malade ».
PS : Je n'ai, volontairement, évoqué ni l'antisémitisme supposé des gilets jaunes, ni les rapports avec l'antisionisme. Sur le premier sujet, voir la réfutation de l'UJFP. Quant au second, je reprends ci-dessous les catégories de l'UPJB, que je partage entièrement.
Définition de l'antisionisme par l'UPJB :
Antisionisme
Sert à désigner tous les courants politiques opposés au sionisme, soit dans son projet (jusqu’en 1948), soit dans ses conséquences : la constitution d’un État juif en Palestine largement fondé sur la spoliation du peuple palestinien et les politiques conduites par cet État depuis sa naissance. Mais cette étiquette recouvre des courants très différents, qu’il faut éviter de confondre.
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1. L’antisionisme palestinien.
Pour un peuple privé depuis 1948 (création de l’État d’Israël) de ses droits les plus élémentaires, l’antisionisme est une évidence. Cet État s’est en partie établi sur des terres palestiniennes conquises lors de la "guerre d’indépendance" de 1947-48 (dont une conséquence fut la Nakba), il se définit comme un État ethnique juif, alors qu’il comporte parmi ses habitants une minorité importante de Palestiniens qui y vivent comme des citoyens de seconde zone, et, depuis près de cinquante ans, il occupe ou contrôle illégalement divers territoires – Jérusalem-Est, la Cisjordanie et la Bande de Gaza, ainsi que le territoire syrien du Golan – et y installe des colonies de peuplement au cœur de la population palestinienne qui subit un régime colonial d’apartheid.
L’antisionisme palestinien est largement partagé par les mouvements de libération des pays du Sud, qui perçoivent le sionisme comme un avatar du colonialisme européen.
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2. L’antisionisme de la gauche européenne
Avant la Seconde Guerre mondiale, la gauche était plutôt hostile au projet sioniste. Engagée en faveur de l’égalité citoyenne des Juifs dans les sociétés où ils vivaient, elle ne pouvait accepter le postulat sioniste que cette égalité est une chimère et que l’antisémitisme est inévitable.
Pourtant, à la Libération, la gauche européenne dans sa plus grande partie a accueilli favorablement la création d’Israël comme une réparation du génocide dont les Juifs furent victimes sur le sol européen. Quand cet État s’engagea résolument dans le camp occidental en se plaçant sous le bouclier américain, le mouvement communiste critiqua vigoureusement sa politique, sans remettre en cause ses fondements qu’il avait approuvés.
Cette critique se modifia à partir de 1967 et de l’occupation par Israël de nouveaux territoires palestiniens. À ce moment-là, il apparut à certains – notamment issus de la nouvelle gauche radicale – que cette politique n’était que le prolongement du projet sioniste encore inachevé qui postulait la conquête de toute la Palestine. Les territoires conquis n’étaient pas un gage pour la paix, comme ce fut prétendu à l’époque, mais l’occasion d’une nouvelle colonisation et d’une nouvelle expansion territoriale. Cet accomplissement du sionisme est aujourd’hui ouvertement affirmé par les dirigeants israéliens. Il a redonné vigueur à un antisionisme de gauche qui n’a rien à voir avec de l’antisémitisme.
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3. L’antisionisme antisémite
Les antisémites d’aujourd’hui utilisent l’hostilité qu’inspire la politique israélienne dans une grande partie de l’opinion publique mondiale pour la canaliser vers la haine des Juifs en tant que tels. Pour eux, le sionisme n’est que l’actualisation du vieux complot juif qui vise à dominer le monde. Israël ne serait plus un pion de l’impérialisme américain comme cela se disait auparavant, mais c’est l’inverse qui est affirmé : ce sont les Américains qui seraient à la botte du sionisme (lisez : des Juifs). En de nombreux endroits, l’affirmation antisioniste n’a été que la feuille de vigne de l’antisémitisme le plus rétro, comme en URSS sous Brejnev (émigration de quelques millions de Juifs soviétiques) ou dans la Pologne communiste en 1968 (purges au sein du Parti communiste). Mais aussi dans le monde arabo-musulman, à travers des déclarations de dirigeants importants (le Syrien Bachar El Assad, l’Iranien Ahmadinejad) ou le recyclage des Protocoles des Sages de Sion, en Égypte et à Gaza, ainsi que par le prestige qu’y a acquis le négationniste Roger Garaudy après sa conversion à l’islam. Cet antisionisme antisémite rencontre malheureusement un certain écho dans des courants marginaux de la gauche radicale européenne. La figure très médiatique de Dieudonné, pour qui "les sionistes ont tué Jésus", fédère ces courants.
Mis à jour (Mardi, 19 Février 2019 17:16)