"Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme"

« Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme »

(Intervention au Colloque "Troubles féministes dans le judaïsme et l'islam", 26 novembre 2017)

 

Permettez-moi de commencer par une anecdote personnelle.

Ma grand-mère maternelle, que je n'ai malheureusement pas connue, était une femme pieuse, qui a eu l'idée de donner une éducation religieuse à ses filles . La « mauvaise idée », devrais-je dire, car il se fait que ma mère, grâce à des cours particuliers d'hébreu, s'est alors mise à comprendre les prières. Et c'est ainsi que ma grand-mère a appris que le remerciement qu'elle adressait à Dieu tous les matins, depuis des dizaines d'années, sans le comprendre, n'était peut-être pas approprié à son cas : « Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée femme ». Il faut ajouter que malgré sa réputation de sévérité dans la religion juive, Dieu ne semble pas lui en avoir tenu rigueur, au point même de la rappeler à Lui en 1938, lui évitant ainsi de connaître les horreurs de la Shoah.

 

L'oeuf et la poule, version juive

« Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créé femme » : voilà la bénédiction que les hommes pieux disent tous les matins. Si les femmes disaient, de leur côté : « Merci mon Dieu de ne pas m'avoir créée homme», on pourrait encore se dire qu'il s'agit juste d'une façon pour chacun et chacune d'exprimer sa satisfaction d'être ce qu'on est. On ne peut décemment reprocher à Dieu de n'avoir pas eu le temps, en sept jours, de créer aussi les personnes transgenre.

Mais voilà : les femmes, elles, du moins celles qui contrairement à ma grand-mère, comprennent ce qu'elles disent, se contentent de remercier Dieu de « m'avoir créée telle que je suis ». On appréciera la différence.

Dans la revue Tenoua (1), le Grand Rabbin de France Haïm Korsia l'interprète ainsi : « Une bénédiction est un appel à se dépasser, à constater une situation et à vouloir aller plus loin. Les hommes remercient l’Éternel de se voir obligés d’accomplir les commandements auxquels les femmes ne sont pas soumises ». Il ne s'agit pas, on l'aura compris, de l'obligation de faire la vaisselle ou de préparer à dîner, mais d'accomplir certains rites religieux. Des obligations dont les femmes seraient dispensées, ce qui leur laisse plus de temps pour d'autres tâches, comme celles que j'ai mentionnées plus haut.

Mais tout le monde n'est pas aussi sensible à de telles subtilités, et ma mère, elle, suite à ce constat, entre autres, a perdu la foi qu'elle avait déjà fort branlante, et j'ai été élevée dans un esprit agnostique qui ne m'a pas empêchée de suivre les cours de religion à l'école, histoire de ne pas tout à fait m'éloigner de ma culture d'origine. J'y ai appris, sinon à prier, du moins à raisonner, y compris sur rien. Ainsi, je me souviens avoir passé quelques leçons à l'école à me demander si on a le droit de manger un oeuf pondu par une poule le samedi, en confrontant les avis des plus grands savants. J'avoue ne plus me souvenir de la réponse – s'il y en a une – ni des arguments les plus convaincants, mais après ça vous comprendrez qu'aucun sujet de débat ne me fasse peur.

 

Sortie du patriarcat

Les religions monothéistes sont-elles misogynes, et le judaïsme en particulier ?

A première vue, dans la Bible les hommes jouent en rôle central, les femmes étant le plus souvent, la mère, la femme, la fille de... Même si on peut y trouver aussi quelques femmes plus fortes. La rabbine Delphine Horvilleur cite quelques affirmations bien croquantes du Talmud : « la voix de la femme est une nudité qu'il convient de voiler », « il vaut mieux brûler la Torah que la confier à la gent féminine »... Dans un article de Janine Elkouby (2), j'ai trouvé la citation savoureuse du grand « sage » Hillel, qui autorise un homme à répudier sa femme si elle a brûlé le repas...

Mais en fait, disent-elles toutes deux, ces déclarations sont moins le reflet du judaïsme que de l'époque où elles ont été exprimées. Il faudrait d'ailleurs rappeler qu'on n'a pas attendu les juifs pour que le pouvoir soit masculin... Pendant que les hommes discutaient de choses sérieuses dans la caverne de Platon, les femmes préparaient déjà le café et tournaient les stencils de la « République » pour les générations futures. Et dans des civilisations qui ont échappé aux religions du Livre, la place des femmes n'est guère plus enviable.

Le problème des religions est peut-être surtout leur lenteur à évoluer, puisqu'elles reposent sur des « dogmes » et des « textes sacrés » auxquels il est difficile de toucher. Il s'agit donc, pour les croyantes féministes, de s'appuyer sur d'autres interprétations des mêmes textes, ce que personnellement je trouve bien courageux. Mais les juifs ont la chance d'être les champion.ne.s du monde du découpage de cheveux en quatre, qu'on appelle aussi « pilpoul », comme l'exemple de l'oeuf et de la poule le démontre à merveille.

Je me garderai donc bien de me prononcer pour savoir si oui ou non, les textes permettent aux femmes d'aller se lamenter devant le Mur du même nom à égalité avec les hommes (autant de place, le même châle de prière, les mêms chants...), mais je constate que des femmes, au sein même de l'orthodoxie, réclament ce droit et l'appliquent même au risque de leur sécurité.

Un argument « de l'intérieur » (3) auquel personnellement je peux être sensible, c'est que la naissance même du peuple juif serait liée à une rupture avec la situation précédente, comme le montre le moment fondateur de la sortie d'Egypte, qui inculquerait que le changement est non seulement possible, non seulement souhaitable, mais indispensable pour trouver sa propre identité. Et si des femmes pensent pouvoir prendre exemple sur la « sortie d'Egypte » pour entamer leur « sortie du patriarcat », eh bien, c'est un chemin aussi valable qu'un autre.

Il reste un point d'achoppement, auquel je me heurte presque toujours dans mes discussions avec des amies croyantes.

Le Grand Rabbin Korsia, cité plus haut, le dit assez platement : « Il importe donc de promouvoir l’égalité, dans la sphère publique comme dans le judaïsme, en s’appuyant sur le temps et en ouvrant des perspectives. (...) Pour autant, donner toute sa place à une femme, ce n’est pas effacer la différenciation sexuelle et prôner un égalitarisme parfois ridicule. Il est légitime de parler de complémentarité, de sensibilités différentes ». 

Nous y voilà.

Le point aveugle, me semble-t-il, est cette fameuse « différence des sexes », que les religions monothéistes continuent à défendre... Avec il est vrai une certaine logique : après tout, si Dieu a créé séparément l'homme et la femme, plutôt qu'un seul être capable de se reproduire sans se fatiguer, ce n'est pas pour rien. Le féminisme essentialiste ou différentialiste peut d'ailleurs s'en accommoder sans peine. Pour des féministes matéralistes, dont je suis, c'est plus compliqué.

 

Dans l'athéisme aussi...

Je ne voudrais pas terminer sans ajouter qu'en fait, le féminisme a aussi semé le trouble dans mon athéisme. La deuxième vague féministe des années 1970 s'est construite contre la religion, toutes les religions, jugées patriarcales – ce qu'elles sont.

Un premier doute m'est cependant venu lorsque j'ai commencé à m'intéresser non pas seulement aux discours, mais à la place réelle des femmes aux postes de responsabilité. Ainsi, j'ai bien dû constater qu'il n'est apparemment pas plus facile de trouver une présidentE nationale de Centre d'Action Laïque que de femme rabbine ou imame. Que des photos de réunions de dirigeants socialistes européens (« socialistes » et « européens », on sent bien qu'on est loin de la religion rétrograde des « autres cultures ») étaient aussi unisexe que celles d'un rassemblement de cardinaux au Vatican. Et que le patriarcat était donc bien largement partagé, entre les confessions mais aussi bien au-delà.

Un deuxième doute m'est venu par une réflexion plus approfondie sur le lien entre sécularisation et émancipation des femmes. Ce que Béatrice de Gasquet explique très bien au chapitre « Religion » de l'Encyclopédie critique du genre, appelant à « déconstruire le stéréotype selon lequel les espaces sécularisés sont par essence plus favorables aux femmes que les espaces religieux ». De fait, explique-t-elle, « les nouveaux espaces de sociabilité associés à l'émergence de la sphère publique s'ouvrent d'abord aux hommes, qui disposent ainsi de nombreuses alternatives aux sociabilités confessionnelles ». Et l'auteure cite pêle-mêle cafés, syndicats, franc-maçonnerie, partis politiques, sports collectifs... et on pourrait ajouter bien des tribunes de colloques, à l'exception notoire de celui-ci (4).

Le troisième doute, et le plus important, m'est venu par la fréquentation de femmes croyantes, et plus précisément de femmes musulmanes. Qu'elles se disent « féministes musulmanes » ou « féministes ET musulmanes » ou encore simplement « féministes », j'ai compris en les écoutant qu'il est possible de combattre de l'intérieur le patriarcat religieux comme il est possible de combattre de l'intérieur le patriarcat laïque, libéral, socialiste ou même révolutionnaire. Mieux même, que si on veut avoir des chances de se faire entendre des croyant.e.s, il est indispensable de le faire de l'intérieur. Ou alors on renonce à atteindre certaines femmes.

Contrairement à certaines intervenantes, je pense qu'il faut parler de « féminismeS », au pluriel, car même s'il existe des principes communs au féminisme au singulier, je me méfie d'une prétention à l' « universalisme », qui présente comme « universel » ce qui est en fait majoritaire, dominant, en renvoyant tout le reste à des « particularismes » (5). Ce que je souhaiterais, personnellement, c'est que ces féminismes puissent se retrouver dans les combats communs, quittes à se séparer sur d'autres, mais sans jamais se considérer en adversaires (6).

Je dirai donc en conclusion que si le patriarcat, ou plutôt les patriarcats, sont bien « l'ennemi principal », si le féminisme dans lequel on se situe ne consiste pas simplement à soutenir quelques femmes dans leurs efforts pour crever le plafond de verre en accédant à des positions privilégiée,s mais à soutenir TOUTES les femmes en lutte contre LEUR patriarcat, alors on doit « semer le trouble » dans les religions, bien sûr, mais sans négliger pour autant la laïcité et même l'athéisme.

 

(1) www.tenoua.org

 

(2) « Le féminisme face aux dilemmes juifs contemporains », sous la direction de Nelly Las, éditions des Rosiers

 

(3) Janine Elkouby, idem

 

(4) A ce moment de mon intervention, je n'ai pu m'empêcher d'exprimer ma jubilation à voir autant de femmes à la tribune, et non pas pour débattre d'éducation ou de santé, mais de religion, de sa mise en question et de rapprochement entre judaïsme et islam (sans oublier les mécréantes dans mon genre).

 

(5) Aujourd'hui encore, il arrive qu'on nomme « suffrage universel » le droit de vote qui était encore interdit aux femmes (et qui reste d'ailleurs interdit aux personnes d'origine étrangère non naturalisées, malgré leur participation à la citoyenneté de ce pays)

 

(6) J'interpelle régulièrement mes amies musulmanes sur mon rêve de les voir participer, de manière visible, à des rassemblements pour la dépénalisation de l'avortement ou les droits des LGBT+, comme je participe aux mobilisations contre l'interdiction du foulard à l'école ou dans l'emploi. Ce qui ne les oblige pas plus à avorter que moi à porter le foulard... L'une d'elles m'a répondu, avec raison, que cela exige d'affronter une double résistance : d'une part celle de sa communauté de foi, mais de l'autre aussi celle de certain.e.s, au sein même des combats qu'elles souhaiterianet rejoindre, qui les accueillent avec suspicion, pour ne pas dire par le rejet.

Mis à jour (Vendredi, 27 Octobre 2017 13:55)