Affaire classée

J'imagine...

J'imagine, tu es une petite femme insignifiante, en tout cas à côté du Grand Homme que tu croises un soir dans une émission télé. Vous sympathisez, vous partez ensemble, et ce qui se passe après, on ne le saura jamais.

Selon lui, tu étais d'accord. Pour certains hommes (et en partculier des hommes de pouvoir), une femme qui ne se défend pas jusqu'à la mort est plus ou moins « consentante ». En tout cas toi, tu as rongé ton frein pendant trois ans, tu as quitté ton boulot, tu as essayé de te reconstruire une vie, avant de décider de porter plainte pour viol.

Tant que la justice n'a pas tranché, c'est la parole de l'un contre la parole de l'autre. Moi, j'ai tendance à te croire. Par solidarité féminine, peut-être, mais aussi pour des raisons plus réfléchies. Parce que je sais à quel point il est difficile pour une femme de faire cette démarche (en France, selon les estimations, seul un viol sur dix fait l'objet d'une plainte). Parce que c'est pénible, que la victime ne reçoit pas toujours l'accueil et le soutien dont elle a besoin, parce qu'un procès l'oblige à revivre l'agression. Et je me dis aussi que si toi, petite femme insignifiante, avais voulu simplement te venger du Grand Homme, pour l'une ou l'autre raison, tu te serais précipitée pour claironner ton histoire dans les médias, surtout certains qui n'attendent pas mieux qu'un « scandale sexuel » pour en faire leurs choux gras.

Mais pas du tout. L'affaire est restée secrète jusqu'à ce 2 avril où la justice a décidé que ton affaire ne serait pas classée, comme le sont tant d'autres, qu'elle méritait un renvoi du Grand Homme en correctionnelle. Le procès devait avoir lieu dans quelques mois. Je sais aussi combien c'est important, pour la victime, que le viol soit reconnu comme tel, quelle que soit la hauteur de la sanction.

Mais il n'y aura pas de procès. Dès l'annonce dans les médias, le Grand Homme n'a pas supporté la pression et est allé se jeter dans le canal. En plus de ce que tu as vécu, en plus de l'impossibilité de le voir reconnaître par la justice, tu vas devoir porter sa mort.

Et sa mort, voilà ce qui fait l'actualité. Ses amis sont bouleversés – évidemment, mais que ne l'ont-ils été par cette information stupéfiante, enfin on l'espère : le Grand Homme accusé de viol ? La Chambre respecte une minute de silence, les hommages pleuvent – il fut ministre, député, président de parti, et aucune mort ne peut être considérée comme sans importance, mais tout de même : une petite pensée pour la victime, toi la petite femme insignifiante à qui jamais justice ne sera rendue ? (1). Rendue ou non, d'ailleurs – dans les déjà rares affaires de viol, il n'y a que 4% de condamnations. Ce n'est pas qu'il y ait tant d' « accusations fausses » (ce que déjà suggèrent certains sur les réseaux sociaux), c'est que les preuves sont très difficiles à apporter, surtout si la plainte n'est pas déposée immédiatement.

On parle beaucoup de l' « épreuve » trop dure à supporter. Son épreuve à lui. Et ils y pensent, à ton épreuve à toi... ?

On dit que ces derniers temps, pour des tas de raisons personnelles, il n'allait pas bien. Et toi, est-ce que tu vas bien ? Ton avocat a juste indiqué que tu regrettais cette issue, en rappelant que « ces faits sont très pénibles également pour ma cliente ».

Tu voulais juste un moment de vérité, une vérité judiciaire qui t'aurait peut-être déçue. Tu voulais juste, peut-être, que quelqu'un reconnaisse, officiellement, le mal qui t'a été fait. Au risque de ne pas être reconnue. Et toi, petite femme insignifiante, tu as pris ce risque. Et lui, le Grand Homme, a choisi de ne pas le prendre.

C'est de lui qu'on parlera dans les jours qui viennent, de ses côtés brillants et des autres, plus sombres, de ses succès et de sa « chute ». La chute d'Icare, une image déjà bien utilisée – mais ce n'est pas toi qui lui as brûlé les ailes. On évoquera, mais de moins en moins, on évoque déjà, une «affaire de moeurs ». Expression bien pudique qui te fait complètement disparaître.

Puisses-tu te reconstruire, petite femme insignifiante, cachée par l'ombre du Grand Homme. Nous, on pense bien fort à toi – et j'ose écrire « nous » car j'espère bien ne pas être la seule.

 

(1) Ce n'est certes pas comparable (la présomption d'innocence existe toujours dans le cas du Grand Homme), mais cela me fait tout de même penser à l'histoire de cet homme politique français, Jean-Marie Demange, qui a tué sa compagne sur le point de le quitter, avant de se donner la mort. L'Assemblée Nationale a respecté une minute de silence. En sa mémoire à lui.

Mis à jour (Vendredi, 03 Avril 2015 10:13)