Une santé de verre

Une santé de verre

 

 

Je n'étais pas fait pour les bulles, et je ne parle pas de champagne. Là où je me morfonds, déjà à moitié enseveli sous des collègues aussi cabossés que moi, je vois défiler ma vie, les fêtes que j'adorais, les déménagements que j'abhorrais, et toutes ces sensations de mains, de lèvres, que je ne connaîtrai plus jamais. Je me revois drapé de la robe rubis d'un Pomerol, m'enivrant de la légère amertume d'un Montepulciano, accueillant les confidences et même les insultes de fin de soirée. Je sais que, comme dirait l'autre, nous autres objets d'usage savons que nous sommes mortels, mais au moment où ça nous arrive, on flippe grave (j'ai des doutes quant à la fin de la citation).

 

En ce qui me concerne, je suis le dernier survivant de sextuplés, que la mère de Lili avait commandés dans une petite entreprise locale, un travail d'artisan loin de ces bidules fabriqués à la chaîne et destinés à recueillir d'indignes mixtures. Nous étions rarement de sortie tous les six : parfois à Noël ou au Nouvel An, à l'occasion d'un anniversaire ou d'une retraite, quand on invitait des cousins, des voisines,qu'on nous heurtait l'un contre l'autre avec des exclamations multiculturelles, « santé ! » « nazdrowie » « lechaïm ! » « salute ! » Je craignais souvent une fracture, ou même une modeste fissure qui condamnerait l'un de nous au recyclage. Mais tant que sa mère était là, nous resplendissions, soigneusement lavés après chaque usage, essuyés avec douceur et rangés à notre place dans un buffet d'époque, bien serrés les uns contre les autres, en deux rangées de trois.

 

Et puis la mère de Lili a disparu dans sa bulle à humains. Je m'en souviens très bien, ce fut notre dernière fête à tous les six, juste après la cérémonie. Très vite après nous avons été séparés. Notre maîtresse avait omis de faire un testament, elle pensait que le partage se ferait sans heurts. Quelle illusion ! Même si nous ne faisions pas partie des biens les plus précieux, le frère de Lili a refusé de lâcher prise. Elle, elle avait trop de chagrin, ou de retenue, pour lutter ; elle a accepté sa proposition absurde, trois pour lui, trois pour elle. C'est à peine si nous avons échappé à la garde alternée ! Mes trois frères exilés ont rapidement disparu. Le premier jeté à terre lors d'une dispute conjugale, les deux autres brisés en se cognant l'un contre l'autre, en fin de soirée, d'un geste viril entre potes. Chez elle par contre, nous nous sentions en sécurité, quoique négligés.

Ce n'est pas qu'elle ne buvait pas, mais elle avait le bon goût de verser sa piquette dans ses verres Ikea, d'autant qu'elle la coupait parfois avec de l'eau, ce que nous n'aurions certainement pas supporté. Elle ne nous sortait qu'aux grandes occasions, quand elle avait des invités, ce qui arrivait rarement, de plus en plus rarement même, tant ses amis étaient dispersés, que ce soit en partant rejondre leurs enfants aux quatre coins du monde ou sous forme de cendres.

C'est après l'une de ces rencontres que j'ai vu mes deux derniers frères se fendre, l'un au contact de l'eau de vaisselle trop chaude, l'autre blessé par un coup d'éponge brutal, tandis que j'échappais par miracle au jet d'un produit moussant suivi d'un rinçage énergique.

 

En ce mois de février, Lili s'apprêtait à fêter son 85ème anniversaire. Elle avait décidé d'organiser une fête, exceptionnellement, en invitant avec une certaine solennité les quelques survivants qui restent parmi ses amis. Je me demandais ce qu'elle allait leur annoncer. Ces dernières années, ce jour particulier correspondait à d'irrévocables renoncements.

Le jour de son 80ème anniversaire, elle a arrêté de fumer.

Quand elle a eu 81 ans, elle a bu sa dernière tasse de café ; j'ignore si elle suivait les conseils de son cardiologue ou si elle avait vu un reportage sur les conditions désolantes des producteurs, découvrant que mêmes les paquets estampillés Max Havelaar n'étaient pas produits dans des conditions aussi éthiques que ça.

A 82 ans, comme l'arthrose lui mangeait les doigts, elle a offert sa guitare à une association qui envoyait des instruments de musique en Palestine.

Le jour de son 83e anniversaire, elle a annoncé à l'ONG pour laquelle elle faisait du bénévolat depuis plus de dix ans qu'elle était fatiguée et qu'elle s'arrêtait là.

A 84 ans, elle a soudain décidé de devenir végétarienne, après avoir vu une émission sur la souffrance animale. En la voyant se déglinguer, elle, je me demandais si vraiment l'idéal d'un poulet était de mourir de vieillesse, après une vie d'une absolue inutilité.

On comprendra que pour cette nouvelle échéance, j'avais un mauvais pressentiment.

 

Maisvoilà venu le jour fatidique, celui de ses 85 ans.

Elle a poussé table et chaises, roulé le tapis, improvisé une piste de danse.

Je trône parmi les verres industriels, les chips, les rondelles de saucisson sans viande, les petits blocs de feta, les olives, les bouteilles apportées par les convives. Quelqu'un a ouvert un Châteauneuf-du-Pape 2005, un millésime exceptionnel paraît-il, et m'a abreuvé avec délicatesse. Elle m'a pris, m'a soulevé et m'a vidé cul sec. Je n'ai pas l'habitude qu'on me traite ainsi, comme shot, mais je n'ai rien dit, c'était son anniversaire, on réglerait nos comptes plus tard.

Mais ensuite la situation a dérapé. Dévissant une bouteille en plastique - en plastique, rendez-vous compte, elle qui ne mange plus d'animaux et coupe le chauffage dès 16° pour sauve la planète ! Et elle s'est mise à verser en moi un contenu, poisseux, d'une couleur indéfinie, entre le jaune et le rouge.

Entre le jaune et le rouge.... voyons... de l'orange ? La preuve que c'est dégueulasse, c'est qu'il n'y a pas de vin de cette teinte-là.

Mais orange, voyons, orange, quel breuvage comestible peut prendre cette affreuse couleur ?

Du jus d'orange ?? Dites-moi que je rêve !

Tous mes nerfs se sont racrapotés d'un coup. C'était encore plus acide que la plus infâme des piquettes, avec ou sans eau.

 

C'en était trop.

Je connaissais ses faiblesses, sa main qui se mettait à trembler et plus encore sous le coup de l'émotion.

Mes amis... a-t-elle commencé d'une voix elle aussi tremblante. Mes amis, à partir d'aujourd'hui, j'ai décidé d'arrêter...

C'était le moment. Je me suis raidi, j'ai rassemblé mes forces et je me suis laissé glisser à terre.

Crac. Bing. J'ai rebondi, l'infâme potion s'est répandue sur son beau parquet, et mon pied s'est brisé d'un coup sec. Mon beau pied si fin et si parfait.

 

Lili a 85 ans et une semaine, et moi je croupis, tout cabossé, au fond d'une bulle à verre. Je ne sais pas s'il existe au au-delà, si je retrouverai mes frères, tout cabossés, fendus, ou au contraire, retapés et éblouissants comme à notre premier jour. Existe-t-il un paradis pour les verres, où seuls les meilleurs crus sont autorisés à couler en nous, où des mains bienveillantes enveloppent amoureusement notre calice tandis que des lèvres se posent sur notre buvant avec la délicatesse d'un premier baiser ? Ou bien dois-je me résigner à cette pénible vérité : nous ne sommes que sable et au sable nous retournerons.

 

Ce texte doit paraître dans un ouvrage collectif en avril 2021, résultat d'un concours organisé par les Editions CEP, sur le thème du vin