Un vieux film

C'est un vieux film.

Aucune mention ne permet de dater l'enregistrement, mais on devine qu'il doit remonter à une époque d'avant les années 20, celles que nos historiens ont surnommées « les années folles ».

On y découvre des images stupéfiantes. Des gens qui marchent dans les rues, sans but apparent et le visage dénudé. Pour se saluer, ils s'emparent de la main de l'autre et la secouent vigoureusement, certains vont même jusqu'à des embrassades à la limite de la décence. Ils trouvent normal de protéger leurs parties génitales, mais pas leur bouche et leur nez ! Et ces ancêtres s'étonnent de leur espérance de vie limitée. Celle qu'ils appellent avec fierté leur « doyenne » aurait atteint 122 ans. 122 ans, et dans quel état ! Les bouffons !

 

C'est en vidant la maison de sa grand-mère que Carla est tombée sur ces archives. Aujourd'hui personne ne s'y intéresse plus, en dehors de quelques chercheurs qui observent ces images avec la même fascination condescendante que pour les bisons tracés sur les parois des cavernes. Les Réseaux ne diffusent guère ces vieilleries, dont la médiocre qualité technique n'a d'égal que celle de leurs messages dépassés, sinon carrément dangereux, au vu de nos connaissances actuelles.

Il n'est pas explicitement interdit de regarder ces films, mais comme on ne les trouve nulle part, nous avons éprouvé un délicieux frisson de transgression en organisant cette soirée, avec quelques amis invités dans notre vaste salon, dont les dimensions permettent de respecter la distanciation sociale réglementaire entre les convives. Au menu, chips, bière et pizza déposée sur le seuil par un étudiant en trottinette atomique, déjà disparu lorsque nous avons ouvert la porte en réaction à son texto – il paraît que dans le temps, les livreurs n'hésitaient pas à enfoncer un bouton de sonnette avec un doigt non protégé, on imagine l'hécatombe.

La grand-mère de Carla était encore une jeune fille au moment de la Grande Transition, et elle aimait raconter la vie d'autrefois, dans sa ville surpeuplée, avec ses foules dans les rues et les magasins, ses ouvriers sur les chantiers et ses voyageurs agglutinés dans les transports dits « en commun » - rien que ce terme, « en commun », suffit à donner froid dans le dos. On côtoyait des inconnus dont on ignorait tout, à commencer par leur statut sérologique et leur respect des recommandations d'hygiène. A l'époque le lavage des mains n'était même pas obligatoire, laissé à l'appréciation de chacun. Aucune sirène n'alertait les distraits et aucune amende ne sanctionnait les récalcitrants. Les vérifications automatiques des quantités d'eau utilisées n'étaient même pas mises en place, alors que ces gens, selon la grand-mère de Carla, maîtrisaient pourtant déjà des rudiments d'informatique.

 

Une fois les pizzas découpées, Carla a lancé le film, sur un vieux lecteur également récupéré chez sa grand-mère. Mais elle a dû arrêter après quelques minutes, tellement Nico riait, on a craint qu'il ne s'étrangle avec sa pizza. C'est qu'on voyait justement sur l'écran, comme en miroir déformé de notre propre réunion, un groupe d'amis en train de regarder un film, affalés sur un divan – un seul divan pour quatre, sans respecter les distances de sécurité, sans masques ni gants ; une des filles avait même le nombril à l'air, quand on sait tout ce qui peut s'introduire sournoisement dans un nombril ! Et ils arrachaient des bouts de leur pizza à mains nues, les portaient à leur bouche et quand le morceau étaient trop grand, le poussaient même à l'intérieur avec leurs doigts et tous les germes qui vont avec. « C'est pas possible, c'est une parodie... » dit Nico en reprenant son souffle, lui qui télétravaille pour un hôpital en dirigeant de chez lui les robots médicaux et infirmiers chargés de réparer les organes défaillants, suite à un accident, une agression ou une obsolescence non programmée, car malgré toutes les précautions, comme il aime répéter « le risque zéro n'existe pas » - il a déposé un brevet pour cette formule originale qui lui est venue un matin où il faisait son jogging sur son tapis roulant qui s'est arrêté brusquement, le projetant vers l'avant au prix de deux dents.

Carla a relancé la projection ; dans le film les amis étaient toujours dans leur divan, et je te passe une part de pizza, et je bois au goulot de ta bouteille de bière, et je te fais des papouilles dans le cou... incroyable. Nos rires avaient été remplacés par une stupéfaction croissante : ainsi des humains, êtres déjà doués de raison selon les écrits anciens, avaient pu avoir de tels comportements irresponsables, en des temps somme toute pas si reculés, puisque la grand-mère de Carla les avait connus dans sa jeunesse.

Quelqu'un a fait remarquer que le cinéma n'était pas forcément un reflet fidèle de la réalité et que la fiction permettait toutes les fantaisies. Lors de ses études il avait visionné un classique encore plus ancien, où l'on voyait un singe géant s'attaquer à des gratte-ciels ; cela ne voulait pas dire que de tels singes avaient vraiment existé. Mais quelqu'un d'autre lui a rétorqué que l'imagination avait tout de même des limites, notamment celles de la responsabilité sociale, que personne n'allait s'identifier au singe géant mais que par contre, des esprits plus faibles pouvaient prendre exemple sur ces jeunes gens insouciants, vouloir tester la proximité physique ou la nourriture à ingestion manuelle, ce qui risquait de mettre en danger leur entourage ou même l'humanité tout entière.

Sur cette parole forte, le silence s'est fait, et certains ont même subrepticement reculé leur siège hors de portée virale de leurs voisins les plus proches.

Durant ces échanges l'histoire s'était poursuivie sur l'écran, et à présent les mêmes amis étaient assis côte à côte dans un auditoire, les yeux rivés sur un professeur qui traçait toutes sortes de signes sur un tableau, les entourant de ronds reliés par des flèches – ils ne connaissaient pas les cours à distance, à cette époque ? Un gros plan sur un garçon et une fille, qui se pelotaient déjà dans la scène du divan, révélait des doigts entrelacés, en l'absence de toute trace de gel hydroalcoolique. Soudain, la fille chuchotait quelques mots à l'oreille du garçon, toujours sans masque, alors même que le conduit de l'oreille est un boulevard pour les agents infectieux, remarqua à voix haute Nico, qui n'avait plus du tout envie de rire.

Vous voulez vraiment regarder ça... ? lâcha-t-il quelques instants plus tard, alors que les jeunes gens venaient de se précipiter dans une chambre et se jetaient sur un lit, face à face, la bouche de l'un à portée de postillon de celle de l'autre, et se rapprochant encore. Non, ils n'allaient quand même pas... ? Sans même se brosser les dents ?

 

 

Hé les gars... dit Carla soudain, coupant la projection au moment où les jeunes gens allaient entrer en pleine action.

- Quoi, qu'est-ce qu'il y a... ?

- Il y a qu'il va être huit heures et qu'on est le 16 mars.

- Ah oui...

Naturellement, tous savaient ce que signifiait le 16 mars à 20h : une coutume venue d'on ne savait où, qui consistait à ouvrir sa fenêtre, y passer la tête et applaudir, durant cinq minutes, chacun à son tour. Personne ne savait exactement ce qu'on applaudissait, mais c'était un des rares moments où d'un immeuble à l'autre, les voisins se faisaient face, et pour rien au monde Carla ne l'aurait raté. A ceux qui se moquaient d'elle, plus ou moins gentiment, elle rétorquait que tous nous faisions chaque jour un tas de choses que nous serions bien en peine de justifier, si quelqu'un nous posait la question. Carla avait d'ailleurs sa théorie sur le sujet, venue de sa grand-mère, encore : lors d'une terrible épidémie, qui avait décimé la planète, les gens avaient pris cette habitude de vérifier tous les soirs lesquels de leurs voisins étaient encore vivants, en s'applaudissant aux fenêtres. Peu vraisemblable, mais pour faire plaisir à Carla on faisait semblant d'y croire. En tout cas il en restait cette trace annuelle, répandue dans de nombreux pays, même si la date et l'heure variaient dans l'espace et dans le temps. Quelques applaudissements ne pouvaient pas faire de mal, à condition de se laver les mains immédiatement après.

Ce même 16 mars, une brève cérémonie avait lieu devant le Monument à l'Infirmière Inconnue, sur lequel quelqu'un avait tracé, en lettres indélébiles, un slogan que finalement les autorités avaient renoncé à effacer ou à dissimuler : « Il y a plus inconnu que l'Infirmière Inconnue : la Femme de ménage ! »

On a donc docilement fait la file pour quelques secondes à la fenêtre, clap-clap-clap, jamais plus de deux à la fois, avec un petit signe à la personne d'en face, en espérant qu'elle n'appellerait pas la police pour dénoncer ce rassemblement suspect. Même si Carla disposait des attestations nécessaires, une visite policière n'est jamais agréable.

- Tu viens, Nico... ?

- Non, trop froid, bougonne-t-il

Nico se la joue parfois chef de bande, même s'il n'y a plus de bande possible puisque tout regroupement de plus de cinq personnes est interdit, sauf autorisation spéciale. Il y eut un temps où les professions médicales s'étaient dévalorisées et d'ailleurs fortement féminisées, toujours d'après ce qu'en racontait la grand-mère de Carla. Difficile à croire aujourd'hui que nous savons que la santé est notre bien le plus précieux, auquel il vaut la peine de sacrifier tout autre besoin. Notre longévité en dépend, en attendant que les promesses d'immortalité se réalisent. Nico dirige aussi un laboratoire dont les résultats font la fierté de notre pays. Aussi, s'il ne veut pas se lever pour participer au rite, personne ne songe à le lui reprocher, et s'il exige que la projection soit remise en route, Carla se précipitera pour relancer le film.

Où en étions-nous... ? Ah oui, l'imprudente étreinte. Comme on ne sait pas combien de temps elle dure, Carla propose de la passer en accéléré, pour être sûrs d'arriver au bout avant le couvre-feu. Seul Nico a l'autorisation de circuler la nuit, et on sait que ce n'est pas lui qui va ramener les autres à la maison, même s'il a le droit exceptionnel de transporter des gens à l'arrière de son ambulance.

On a donc observé la scène avec un détachement feint. Dès que les protagonistes en ont fini en se jetant sur le dos, le garçon a saisi un paquet sur la table de chevet et, vous le croirez ou non, il a allumé une cigarette, avant de la tendre à la fille. Une cigarette ! Ce seul moment suffirait pour justifier une interdiction aux moins de 80 ans.

Puis tout le monde s'est levé très vite pour reprendre vestes et manteaux, ajuster les masques et plonger dans la nuit, après les salutations distanciées d'usage. J'espère qu'on ne fera pas de cauchemars ! a lancé Chloé sur le pas de la porte.

 

Une fois seuls, Carla et moi avons échangé un simple regard, qui nous suffit pour nous comprendre. Puis nous avons débarrassé les verres, les bouteilles et les restes de pizza. Tu veux revoir la séquence... ? m'a-t-elle demandé, connaissant ma lenteur à l'allumage. Nous l'avons donc regardée ensemble, sur le divan, nous rapprochant subrepticement sans prendre aucune des précautions d'usage. Nous avons même laissé le film se dérouler plus loin, dans l'espoir d'une autre scène suggestive ; mais peu après le moment d'intimité, les jeunes gens se disputaient et c'était tellement banal que Carla a coupé le son, m'a tendu la main et m'a simplement dit : viens.

Nos coeurs battent très vite tandis que nous nous dirigeons vers la chambre, entrelaçant nos doigts dégantés et nos yeux échangeant le désir fou d'oublier toute prudence, le temps d'une nuit.

Contrairement aux personnages du film, nous n'avons aucune excuse. Nous connaissons les risques. Au cas où, sachez que nous avons déposé nos deux testaments bien en vue sur la table de la cuisine.