Confinée

Jour après jour, du matin au soir, elle reste assise devant sa fenêtre.

La fenêtre donne sur la rue. La rue donne sur la ville, la ville donne sur le monde. Le monde donne sur l'infini..

Au début quand les visites ont été interdites, sa fille venait se poser sur le trottoir, et elles pouvaient se voir, se faire signe à défaut de s'entendre, sa chambre est au troisième étage de la Résidence. Maintenant, même cela n'est plus possible. Alors on leur a distribué des tablettes, on leur a expliqué le fonctionnement, mais ses mains tremblent trop, et c'est l'aide soignante, ou la femme de ménage, qui doit la tenir pour elle. Elles sont gentilles, les aide-soignantes et les femmes de ménage, elles font comme si elles n'écoutaient pas, mais bien sûr elles entendent, si au moins sa fille avait voulu apprendre le polonais, ou le yiddish, elles pourraient garder un semblant d'intimité, mais en français c'est pas pareil ! Et puis c'est quoi cette façon de communiquer ? Quand elle parle à la photo posée sur sa table de chevet, elle passe pour folle, tandis que quand elle s'adresse à cet objet froid, qui ne lui appartient même pas, elle passe pour moderne !

La première fois qu'elle a aperçu le visage de sa fille sur l'écran, elle a spontanément avancé la main pour le toucher, mais la kiné qui lui tenait la tablette ce jour-là a arrêté son geste : les objets peuvent aussi transmettre la maladie. D'une certaine manière ça l'a rassurée, que les objets soient aussi dangereux que les humains.

Il faut manger, lui a dit l'infirmière ce matin. Avant, sa fille lui apportait une douceur, parfois un plat cuisiné par elle, ça lui rappelait combien elles étaient toutes deux piètres cuisinières et comment elles en riaient ensemble. La cuisine de la Résidence est bien meilleure, est-ce sa faute si elle n'a pas d'appétit ? Mais non, bien sûr, elle ne veut pas se laisser mourir de faim, pas maintenant. Pas quand le dernier regard qu'on emporte est déformé par des lunettes de protection et que la main qu'on tient, si on a la chance d'en tenir une, porte des gants.

Alors elle mord et elle mâche et elle avale, elle mord elle mâche elle avale, sans quitter la fenêtre des yeux. La fenêtre qui donne sur la rue. La rue qui donne sur la ville, la ville qui donne sur le monde. Le monde qui donne sur l'infini, cet infini peuplé de souvenirs.

 

 

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