Viva for Kill

« Vous êtes formidables ! »

Amaigri, pas rasé, Peter fut le premier journaliste à sortir de la caserne aux murs décrépits, se protégeant les yeux des flashes des appareils photos. Les deux autres suivaient, guère en meilleur état, mais se forçant à sourire et la main levée, doigts écartés en forme de V : « Vous êtes formidables ! »

Il est vrai que l'opération, montée en catastrophe après l'incroyable annonce ministérielle, avait connu un succès inattendu. Des gens au patriotisme jusque là chancelant, des vieux dans leur home, à l'Alzheimer soudain traversé de souvenirs d'une gloire passée, ou des enfants sensibilisés à coups de campagnes animées par des soldats de plomb... tous s'étaient précipités pour apporter leur obole à la caserne, devant laquelle avait été installée une urne géante et transparente, pour que les pièces, les billets et même quelques chèques d'une ancienne génération, ou venant de l'étranger, puissent être filmés en direct. Tous, oui, l'écriture inclusive ne pouvant lutter contre cette vérité : les donateurs de tous âges étaient en majorité écrasante de sexe masculin, malgré l'indéniable féminisation de l'armée au cours des dernières années – on avait même pu exhiber une générale pour tenter d'attiser la générosité publique, mais en vain ! Les femmes continuaient à soutenir Amnesty, Médecins du Monde, Gaïa ou encore d'obscures associations féministes, plutôt que de contribuer à la défense des valeurs sacrées du Royaume.

Il faut dire que l'annonce avait fait l'effet d'une bombe – quoique l'image soit plutôt malheureuse, en l'occurrence : le gouvernement avait décidé, à quelques jours de Noël, de reconvertir le budget de l'armée en l'injectant dans la lutte contre la pauvreté, un puits sans fond, on en conviendra. L'achat indispensable de nouveaux avions de combat était abandonné, au profit de la construction de crèches, d'écoles, de lieux d'accueil pour réfugiés ayant échappé aux crocodiles et requins de toutes sortes – y compris humains – de refinancement de la culture, de la justice, de la sécurité sociale, et autres babioles dérisoires, si on les compare au magnifiques épopées de nos armées à tous les coins du monde.

Allait-on en être réduits à bombarder des populations civiles avec des coucous défraîchis... ? Habiller nos paras d'uniformes auxquels manquaient plusieurs boutons ? Sécuriser nos rues par des soldats au képi déchiré, au risque de faire exploser de rire les candidats-terroristes ? Envoyer une mission commerciale et royale récupérer les armes vendues en Arabie Saoudite (mais déjà, hélas, bien abîmées au Yémen) ? Allions-nous devenir la risée du monde civilisé, les derniers au classement Pisa en matière de protection de la Nation et des valeurs occidentales ?

Non ! Car une valeureuse radio de service public, n'écoutant que son devoir et son contrat de gestion, avait eu l'idée de racheter, à prix d'or, un concept tout à fait révolutionnaire – encore un terme malheureux, puisqu'il s'agissait surtout de maintenir les choses en place. Trois journalistes s'enfermeraient durant une semaine dans une caserne désaffectée pour cause d'économies, et vivraient, sous les caméras les filmant 24 heures sur 24, tantôt dans les conditions d'un désert afghan, tantôt dans une reconstitution des glaces de l'Antarctique (à ne pas confondre avec l'Entarteur, malgré la ressemblance entre la glace et la crème fraîche), car il n'était pas exclu d'envoyer bientôt nos valeureux militaires sauver les derniers ours blancs. Ces sacrifices ne seraient pas vains puisque le public - celui au service duquel les trois journalistes croyaient donc être – était invité à ouvrir so portefeuille, pour compenser la regrettable défaillance de l'Etat.

Et ça marchait, au-delà des espérances !

Aussi, en sortant de leur caserne, la barbe aussi broussailleuse qu'une jungle lointaine, les yeux aussi cernés qu'une brigade attendant vainement des renforts, les journalistes eurent de bonnes raisons de s'écrier : « Vous êtes formidables ! », sous l'oeil ému de lzeurs confrères et du ministre de la Défense, qui avait tout de même réussi à arracher à ses collègues un chèque de 5000 euros, somme qui serait bien utile pour l'achat de PQ lors de futures missions à l'autre bout du monde.

Oui, vous êtes formidables !


Toute ressemblance avec une opération ayant existé n'est que pure coïncidence tout à fait volontaire

Mis à jour (Samedi, 23 Décembre 2017 12:29)