Exil

Autrefois, bien avant le triomphe du Parti de la Liberté qui a fini par provoquer notre fuite, j'avais appris comment nous les avons accueillis, ceux-là même chez qui maintenant nous demandons asile. Je pouvais donc craindre le pire. Seule, je ne serais d'ailleurs pas partie. Les images de frêles esquifs chavirés dans la tempête, de corps épuisés échouant sur des sables inconnus et de camps de rétention gardés par des chiens – images généreusement diffusées par nos télévisions nationales – suffisaient à en dissuader plus d'un. Et après tout, si on se tenait tranquille, si on évitait de parler dans les lieux publics, de fréquenter les cafés saturés de mouchards, de critiquer le Président et ses sbires, la vie pouvait être tout à fait supportable.

Mais il y avait Anna. Chez nous, je ne pouvais lui espérer aucun avenir : trop espiègle, trop rebelle, incapable de se couler dans le moule imposé par les nouvelles autorités. Elle semblait surdouée pour la natation, et rêvait de médailles olympiques ; mais comment l'imaginer, tout en haut du podium, au garde-à-vous à l'écoute de notre nouvel hymne national ou pire, en reprenant les sanglantes paroles ? J'ai donc pris deux valises, rassemblé nos maigres biens et grâce à un cousin depuis longtemps brouillé avec la loi, j'ai pu prendre contact avec des passeurs.

Je ne dirai rien de notre voyage, je préfère l'oublier et avec Anna, nous avons tacitement convenu de le taire. Elle a une vie à reconstruire, même si je sais que certaines douleurs ne s'effacent jamais vraiment. Peut-être voudra-t-elle en reparler un jour ; pour le moment, tout ce qui précède notre installation ici est renvoyé à un cauchemar lointain, dont nous nous sommes réveillées à temps pour ne pas sombrer.

 

Dès notre arrivée ici, j'ai compris à quel point ces gens étaient différents de ce qu'on en présentait chez nous. Au lieu de soldats casqués et de mitraillettes pointées dans les côtes, nous avions droit à une banderole de bienvenue ; dès notre entrée dans leurs eaux territoriales, des bateaux colorés nous attendaient pour nous amener à bon port. Nous étions accueillis dans notre propre langue – les réfugiés qui nous avaient précédés étaient les meilleurs éclaireurs pour notre nouvelle vie ; notre arrivée leur offrait un emploi. Nous recevions un appartement adapté à la dimension de notre famille et des services sociaux efficaces suivaient nos premiers pas hésitants dans notre nouvelle patrie. À part quelques vieux ronchons élevés dans d'anciennes habitudes de compétition et de méfiance, les voisins eux-mêmes nous aidaient de leur mieux. Ils se moquaient gentiment de nos traditions, de notre accent et de nos spécialités culinaires, mais ils finissaient par les apprécier et les partager. Nos bizarreries devenaient des modes, avant de se fondre complètement dans le paysage.

 

Aussi est-ce sans la moindre appréhension que je me rendis à la convocation de la directrice de l'école pour discuter de l'avenir de ma fille, comme elle me l'annonçait dans son petit mot, Anna n'avait eu aucun mal à maîtriser la langue locale et son nouvel environnement, et c'était elle, souvent, qui me servait de guide dans les ruelles les plus secrètes de la capitale.

La directrice avait le charme souriant des gens d'ici, cette décontraction que l'on ne trouve que dans les lieux où la coopération l'emporte sur la concurrence. Son bureau était petit mais convivial, avec un canapé à deux places et un fauteuil profond dans lequel je m'enfonçai à son invitation. Elle m'offrit une tasse de leur boisson locale à laquelle, je l'avoue, j'avais un peu de mal à m'habituer, mais mon désir d'intégration me fit ravaler ma grimace.

– Comment va Anna ? me demanda-t-elle après avoir posé deux tasses sur la table basse. Anna allait bien. Très bien même.

– Je suis heureuse de l'entendre. C'est une élève modèle. Parfois, je voudrais que ma fille soit comme elle…

Elle plongea ses lèvres dans le liquide brûlant sans me quitter des yeux.

– Nous avons juste un petit souci. Rien de grave, rassurez-vous.

Anne ne m'avait parlé de rien. Apparemment, tout se passait bien, avec ses profs comme avec ses camarades.

– C'est pour la piscine, me dit la directrice. Elle parlait lentement, en détachant les syllabes. Elle savait que je maîtrisais la langue beaucoup moins bien que ma fille.

Bien que cela ne parût pas vraiment redoutable, je sentis un nœud dans mon estomac : le nœud de qui ignore les codes locaux, comme si le terme « piscine » contenait un explosif inconnu, qui pouvait à tout moment me péter à la figure.

– Elle adore nager, dis-je un peu bêtement.

– Oh oui, m'interrompit-elle en riant. Une vraie future championne. Si elle n'était pas aussi forte en maths, je l'encouragerais bien à se préparer pour les prochains Jeux olympiques.

J'aurais souri s'il n'y avait cette montée d'angoisse.

– En réalité, il s'agit d'autre chose. C'est… un peu délicat.

J'attendais. Elle buvait par petites gorgées.

– Vous comprenez, il ne s'agit nullement pour nous de discuter de ses convictions, ni des vôtres. Quand elle sera adulte, elle choisira librement, nous sommes libres dans ce pays. Mais c'est encore une enfant…

Chaque jour, je découvrais un nouveau changement chez ma fille : comme un trait d'enfance qui avait fondu pendant la nuit pour être remplacé par un attribut de femme. De la même façon, je voyais disparaître la sympathie dans les yeux de la directrice, pour y lire d'abord de l'embarras, puis comme un début d'hostilité.

– C'est son maillot, lâcha-t-elle enfin.

Nous y voilà.

Je l'avais évoqué avec Anna. L'adolescence venant, elle se sentait un peu mal à l'aise avec ce corps en pleine transformation. Ses camarades de classe, débarrassées des religions et autres pruderies depuis au moins deux générations, semblaient vivre cette métamorphose avec une espèce de joie saine, et même si j'en étais moi-même troublée dans mes habitudes, j'étais prête à laisser Anna s'aligner sur leur mode de vie, si elle le souhaitait. Ce qu'elle faisait dans beaucoup de domaines et je l'y encourageais – mais en matière vestimentaire, elle avait encore du mal.

– Comprenez-moi, disait la directrice. Personnellement, je crois qu'il faut laisser à chacune son propre rythme, et je suis sûre qu'Anna, comme les autres, nous rejoindra à long terme. Malheureusement, le Conseil de participation de notre école a pris une décision et je dois m'y tenir. Et après tout – sa voix montait et son regard tournait à la glace – il s'agit de nos valeurs les plus fondamentales.

Je me taisais, les mots me manquaient dans ma langue d'accueil. Peut-être m'auraient-ils manqué tout autant dans ma langue maternelle. Elle devina mon embarras et se radoucit.

– Je sais que c'est difficile à comprendre pour vous, qui venez d'un pays où les hommes et les femmes sont encore séparés, travaillent dans des secteurs différents, gagnent des salaires différents et marquent encore cette différence par un tas de symboles un peu absurdes, comme la longueur des cheveux, le port d'un vêtement ou la hauteur des talons des chaussures… Et ont même, me suis-je laissé dire, des toilettes distinctes ! ajouta-t-elle avec un petit rire soulignant l'absurdité de cette coutume. Mais chez nous, l'égalité entre garçons et filles est une valeur sacrée. La plus sacrée d'entre toutes, peut-être.

Elle s'arrêta en me regardant comme si elle voulait vérifier que j'étais toujours en vie. Il est vrai que j'avais fermé les yeux, le nœud dans mon estomac devenant de plus en plus douloureux.

– Cela peut vous sembler ridicule, excessif, pinailleur… mais voilà, certains craignent que nos valeurs ne soient menacées. Aussi, nous avons décidé de ne plus tolérer tous ces petits signes de différence, ni dans nos piscines, ni ailleurs. Votre fille porte un maillot au lieu d'un slip de bain, comme tous les enfants. Cela pose question. Je ne vous cacherai pas que certains parents se sont plaints. Je dois en tenir compte.

Devant mon silence, elle se demandait si j'avais bien compris.

– Je sais que c'est gênant à dire, mas je vais être très claire : si les garçons nagent torse nu, vous devez comprendre que nous ne pouvons tolérer que les filles, et votre fille en particulier, se couvrent la poitrine.

Comment lui expliquer que ce n'était pas possible, que chez nous, les seins sont réservés au mari, au compagnon ou à la compagne, mais certainement pas au public, et que les plus audacieuses se contentent de montrer leur nombril ?

– Peut-être qu'un bikini… tentai-je. On en avait ramené de chez nous. Je n'étais même pas sûre de pouvoir convaincre Anna, mais je pouvais essayer.

– Je regrette. À la piscine, c'est un slip de bain ou rien. Écoutez, nous voulons vraiment garder Anna dans notre école. Elle a de l'avenir. Vous n'allez pas lui gâcher sa jeunesse…

Elle voulait m'aider. Elle se pencha vers moi et baissa la voix, bien qu'il n'y eut personne d'autre dans la pièce.

– Peut-être a-t-elle un problème ? Une… malformation ? Une tache gênante… ? Non ? fit-elle, déçue. Dans ce cas…

Elle se redressa.

– Dans ce cas, si elle ne s'adapte pas à nos coutumes, je ne vois pas d'autre solution que de la dispenser de piscine. Il y aura bien un médecin qui lui fournira un certificat médical…

– Non. Ma fille aime nager. On ne peut pas…

– Écoutez, je pense que je vous ai tout expliqué. Vous avez un mois. Si après ce délai, votre fille essaie d'entrer à la piscine avec cet… accoutrement, l'entrée lui sera refusée. Nous en avons fini.

Elle n'ajouta pas « sinon, vous n'avez qu'à rentrer chez vous ». Mais je l'entendis quand même, et je saignais de l'intérieur.

 

(Extrait du recueil "Déserteues", Academia-L'Harmattan, 2015)