Ces amis qui nous veulent du bien

Un spectre hante le féminisme : celui de ces amis masculins qui veulent tant de bien aux femmes, mais ne savent pas toujours comment trouver une place dans leurs luttes.

En une dizaine de jours, on a pu lire ou entendre des déclarations plus ou moins enflammées. C'est Laurent De Sutter qui affirme sa solidarité avec les victimes de cyberharcèlement, c'est Félix Radu qui s'adresse affectueusement à ses « petites soeurs » pour soutenir leur droit de s'habiller comme elles veulent, c'est Grand Corps Malade qui rend un hommage vibrant à « Mesdames »... A chaque fois, d'autres hommes mais aussi beaucoup de femmes les remercient pour ces « mots justes », « puissants », « attendrissants »... Surtout quand eux-mêmes reconnaissent leur éventuelle « maladresse », ou demandent qu'on leur « explique »...

 

« Pas tous les hommes »

 

Et pourtant, on peut éprouver un gros malaise en les écoutant, et plus encore dans l'accumulation de leus interventions. Certes, ils sont pleins de bonnes intentions et demandent juste qu'on leur laisse une place... Alors que cette place, justement, ils la prennent en entier.

Et chaque fois, quelque chose dérape. Pour dénoncer des insulte faites aux femmes, on les cite en long et en large. Pour leur rendre un « hommage », on ne manque pas l'allusion à « leur plus grand emploi, mère au foyer ». pour vanter leurs qualités, «empathie», « élégance », on souligne que « derrière chaque homme important il y a une femme qui l'inspire ». Pour mieux affirmer que les femmes ne sont pas des « objets sexuels », on ne manque pas de citer leurs seins, leurs fesses, « les courbes qui font de toi ce que tu es : une femme ». Pour montrer qu'on est un allié, on insiste sur le fait que si « la quasi totalité des viols sont commis par des hommes, (...) la quasi totalité des hommes n'ont jamais levé la main sur personne ».

Une façon de reprendre l'argument classique « pas tous les hommes », ce que persone ne conteste. Cependant, il faut rappeler qu'il y a une moyenne de 8 plaintes pour viol par jour en Belgique, sans compter les autres agressions sexuelles, ou encore 45 000 dossiers de violences conjugales enregistrés par les parquets chaque année, sachant que ces chiffres ne représentent qu'une part très minoritaire des faits. A moins d'imaginer quelques fous furieux parcourant la Belgique pour attaquer des dizaines de femmes chaque jour, il est difficile de croire que la « quasi totalité » des hommes n'ont jamais commis de violence.

Bref, malgré ces bonnes intentions, tout cela paraît bien naïf au mieux, très condescendant au pire. Surtout quand ces hommes de bonne volonté pointent ce qu'est le « bon féminisme », avec pour première condition de leur y faire de la place (« Exclure les hommes de cette lutte, c'est vous priver de votre meileur allié »).

Et bien sûr, ils ne manquant pas de brandir la fameuse prophétie d'Aragon, « la femme est l'avenir de l'homme », alors que les féministes se contenteraient tout à fait d'un présent plus égalitaire.

 

Une fausse mixité

 

Contrairement à bien des idées reçues (et largement partagées), les féministes n'ont pas pour objectif d' « exclure les hommes », et encore moins de déclarer une « guerre des sexes ». Si on regarde les images du pouvoir (politique, intellectuel mais encore plus économique), on voit que s'il y a des « exclu·es », ce sont les femmes ; et si on reprend les statistiques des violences, on constate que s'il y a une « guerre », ce sont des hommes qui la déclarent tous les jours.

Les revendications de non mixité ont pour but de permettre une parole libre, de se renforcer entre soi, avant d'affronter un monde commun qui, quoi qu'on en dise, reste trop souvent hostile aux femmes (comme d'ailleurs aux personnes racisées, précaires, porteuses de handicap...) Comme l'écrit Françoise Collin, la mixité est un objectif plus qu'une réalité : « La sécession apparente du féminisme est le passage obligé conduisant d'une fausse mixité sociale à la réalisation d'une mixité effective, où hommes et femmes seraient titulaires du monde commun. Il ne s’agit pas d’exclure les hommes, mais de commencer par rompre avec l’état social où les femmes n’arrivaient pas à s'affirmer(...) et ceci indépendamment même de la (bonne ou mauvaise) volonté des hommes en tant qu’individus ». 

Alors, les hommes n'ont-ils pas leur place dans les luttes pour l'égalité ? Si, bien sûr. Mais plutôt que de s'adresser aux femmes, surtout pour leur dire ce qu'elles devraient faire, ils ont un message à porter sà leurs congénères. Leur montrer une autre image de la masculinité. Se confronter aux agresseurs comme forme de solidarité avec les victimes. Et puis s'informer, aussi. Ce n'est pas aux femmes de leur « expliquer », voire de « justifier » leurs engagements ; il existe suffisamment de lectures, de colloques, de débats, où il leur suffit de lire, d'écouter. Dans les actions féministes, ils seront plus utiles en préparant les sandwiches ou en gardant les enfants qu'en se propulsant, comme cela arrive, au premier rang avec leurs banderoles (si, si, ça arrive). Et plutôt que de prendre toute la place pour dénoncer (au mieux) la place qu'ils prennent, is peuvent choisir de faire un pas de côté, mettre en avant des femmes, leur laisser la parole.

 

Inclure les femmes

 

Dans un livre récent, « Le génie lesbien », l'élue écologisue au Conseil de Paris Alice Coffin affirme « ne plus lire de livres écrits par des hommes, regarder de films réalisés par des hommes, ne plus écouter de musique composée par des hommes ». Tollé général (ou presque). C'est une position qu'on peut juger « extrême », quoique chacun·e ait le droit de choisir ses propres lectures, écoutes, visionnages. Mais avant de s'indigner, il serait peut-être bon de s'interroger : combien d'oeuvres de femmes dans sa bibliothèque ? Combien de références à des penseuses, des autrices, dans les articles, des colloques, des livres – même ceux qui traitent de l'égalité ? Les féministes ont beaucoup reproché à Bourdieu de citer si peu de références féminines dans son livre, consacré à la « Domination masculine »... dont il donnait ainsi une belle (et involontaire) illustration.

Sur le site des Glorieuses, Rebecca Amsellem écrit : « Les femmes doivent lire des livres écrits par des femmes. Pas parce que ces livres sont nécessairement mieux écrits. (...) Mais parce que nous devons investir notre imaginaire d’analyses de femmes. En effet, l’essence même d’un changement de société réside dans la capacité de quelques-unes à imaginer le monde d’après ».

Mais voilà : des oeuvres d'hommes sont simplement considérées comme des oeuvres (sous-entendu : universelles), et on ne se rend même pas compte quand ils sont les seuls à façonner notre monde. Quand les femmes s'y mettent, on arrive à un « cas particulier ».

Encore une fois, il ne s'agit pas d' « exclure » les hommes. Il s'agit d' « inclure » les femmes.

Comme le résume dans le magazine Axelle Laurence Stevelinck : « La transformation nécessaire de la société ne se fera pas sans les hommes, l’autre moitié de la population. Et dans toute lutte, des allié·es sont nécessaires. Mais comme pour le travail domestique, les femmes n’ont pas besoin ''de l’aide'' des hommes mais bien qu’ils fassent leur part du boulot. Attention, sans voler leur place ni leur parole. »


(paru dans les Grenades-RTBF, 7 octobre 2020)