Compte-rendu subjectif : nouvelles formes de contestation

Ce samedi 14 mars, la salle du théâtre Varia était comble pour une rencontre-débat sur le thème des « Les nouvelles formes de contestation sociale : utopie ou réalité en puissance ? », à partir de la figure de Marcel Liebman (1), dont je ne parlerai pas ici.


Il y avait là, à la tribune comme dans la salle, une belle palette de représentants de diverses approches contestataires, de l'expert universitaire à l'activiste de terrain, du membre de parti travaillant à des alternatives aux politiques d'austérité au militant ne jurant que par les mouvements sociaux, l'un n'excluant d'ailleurs pas l'autre. J'écris volontairement au masculin, non pas ce « masculin universel » qui invisibilise les femmes, mais un « masculin (largement) majoritaire » qui donnait à la tribune un petit air de plateau de Mise au Point. Deux femmes quand même, et des plus intéressantes : Isabelle Marchal, infatigable militante d'innombrables combats (du soutien aux réfugiés afghans à la lutte victorieuse contre le parking sous la place du Jeu de Balle) et Isabelle Stengers, la philosophe qui réussit toujours à bousculer nos neurones – par exemple en plaidant les vertus des briseurs de vitrines...

On a pu aussi entendre des militants des Acteurs du Temps Présent, de Hart Boven Hard, de Tout Autre Chose, et dans la salle de Podemos ou (plus surprenant) du Mouvement 5 Etoiles italien. Ou encore Louis Theillier, ouvrier licencié qui raconte son ex-entreprise en BD (« Johnson m'a tuer »).

Difficile de résumer quelque quatre heures de discussion, remarquablement tenues en main par Mateo Alaluf. Je me contenterai donc (et du coup, vous aussi), de quelques moments qui m'ont marquée, quelques thèmes qui me paraissent importants à développer.

 

 

« Dedans » ou « dehors » ?

 L'une des questions fondamentales qui a surgi est de savoir si'l faut rester « dans le système » ou en sortir. Par exemple, sous la menace de licenciements, faut-il, comme le font les syndicats, exiger un repreneur ou au contraire, s'en aller en sifflotant créer son propre emploi (individuellement ou collectivement) ? Avec les contradictions et les limites de chacun de ces deux choix, surtout quand, justement, on veut travailler avec les syndicats...

Bruno Frère a présenté une analyse intéressante sur cette nouvelle classe sociale que constituent les précaires : artistes, allocataires sociaux, ruraux (et bientôt les scientifiques?)... Mais comment cette classe , tellement diversifiée, peut-elle se constituer en tant qu'interlocuteur pesant dans la vie politique ?

Une partie de ces précaires se retrouvent dans des mouvements comme les Acteurs du Temps Présent (dont Paul Hermant a présenté le projet de coopérative), dans Hart Boven Hart ou Tout Autre Chose qui préparent leur grande parade du 29 mars (2). Une autre question surgit alors. Quelle stratégie pour peser sur les réalités politiques d'un pays : rester un mouvement social, aux structures aussi légères et non hiérarchiques que possible, ou se transformer en parti qui se présente aux élections ? La situation n'est certes pas la même en Belgique qu'en Espagne ou en Grèce ; la question mérite néanmoins débat.

 

Le poids des mots

A plusieurs moments de la discussion, certains interlocuteurs se sont arrêtés sur des mots qui venaient de leur échapper : « efficacité », « investissement »,... les mots de l'ennemi qui pervertissent notre langage. Ces mots pervers, détournés de leur sens que traque sans pitié Mateo Alaluf (3).

Le poids des mots, il était évident aussi dans les « trois gouttes » distillées par David Murgia tout au long de l'après-midi, trois textes accompagnés d'un accordéon, racontant simplement l'histoire d'un homme assis dans une chambre devant un robinet qui goutte : une réflexion profonde et drôle sur l'engagement (et le non engagement) et qui montre la force de la littérature pour exprimer les émotions comme les idées.

La force de l'art, plus généralement : parenthèse personnelle, l'émotion de réentendre « L'Estaca » (4) de Luis Llach.

La force des ces mouvements de contestation dont on parlait cet après-midi là, c'est aussi cela : l'implication des artistes.

 

Et les absent/e/s ?

Une après-midi riche donc, d'espoirs et d'interrogations. Mais on ne peut ignorer que ce public nombreux, attentif, avec des gens assis sur les marches, n'était guère représentatif de la diversité bruxelloise, pas plus que la tribune d'ailleurs. Or parmi cette nouvelle classe de précaires, cette diversité est très présente. Le représentant de Hart Boven Hard reconnaissait d'ailleurs la difficulté de toucher et d'impliquer les populations issues de l'immigration. Tout en ajoutant que le mouvement serait ce qu'en feraient ses participants.

C'est là, peut-être, une faiblesse de ces « nouveaux mouvements sociaux » comme des anciens d'ailleurs : croire qu'il suffit de laisser la porte ouverte pour que chacun/e se sente bienvenu/e et mieux encore, ait envie de s'impliquer. Mais ça ne fonctionne pas comme ça. Pour toucher certaines catégories de la population, il faut aller les chercher, là où elles se trouvent, à partir de leurs préoccupations.

C'est un peu la même chose en ce qui concerne les femmes. Elles étaient nombreuses dans la salle, y compris pour prendre la parole (ce qui n'est pas toujours le cas dans les débats où, si on n'y fait pas attention, les hommes monopolisent les interventions). Mais les mouvements de femmes, leurs questionnements, la précarité qui les concerne plus spécifiquement, étaient absents. La réponse est toujours la même : la porte ouverte, elles peuvent venir.

Mais ce n'est pas ainsi qu'on construit des alliances. S'il n'y a pas une volonté affirmée de travailler avec les mouvements de femmes, d'imposer la parité au niveau des responsabilités, de la parole comme des thèmes abordés, cela ne se fera pas tout seul. Pour le dire très concrètement : en matière de précarité, de pénibilité ou de prépensions, on continuera à évoquer les métallos et pas les titres-services, les pompiers et pas les caissières. Et le travail gratuit des femmes, qu'il soit ménager ou de soins aux personnes, n'apparaîtra jamais comme un enjeu politique.

Sans oublier tout ce que ces « nouveaux mouvements» peuvent apprendre des luttes féministes, que ce soit en matière d'organisation, de modes d'action... ou des difficultés à toucher certains publics qui sont pourtant les premier/e/s concerné/e/s. Donc, oui : tou/te/s ensemble. A condition de comprendre que cette solidarité n'est pas donnée mais à construire, et que c'est aux mieux (ou au moins mal) lotis, pour ne pas dire aux « dominants », de faire les plus grands pas.

 

 

(1) Marcel Liebman (1929-1986), a enseigné l'histoire des doctrines politiques et la sociologie politique à l'ULB. Personnage atypique, homme de gauche sasn concessions pour le socialisme ou le communisme réels, juif pro-palestinien, il a eu autant de fidèles qui veillent sur sa mémoire que d'ennemis, au point de devoir, à une époque, être protégé avec sa famille par la Sûreté. Son fils Riton joue actuellement « Liebman renégat ! »

(2) http://www.toutautrechose.be/evenement/la-grande-parade-avec-hart-boven-hard

(3) Mateo Alaluf : Le dictionnaire du prêt-à-penser, chronique dans la revue Poltiique et deux volumes parus chez Couleur Livres : « Contre la pensée molle »

(4) https://www.youtube.com/watch?v=aX4eZ1fpYwA

Interdit en Espagne, Luis Llach fut l'un des invités de la Contr'Eurovision, un grand moment de l'histoire de l'hebdomadaire POUR (5). Et plus tard, après la chute de Franco, j'ai eu la chance d'assister à son concert dans un stade à Barcelone. Quand il a entonné « L'Estaca », tout le stade s'est mis à chanter cette chanson pourtant clandestine. Lui n'a pas pu, il pleurait.

(5) L'interpellation, une fois encore, venait de moi. Cela fait un peu obsessionnel. Mais je veux bien parler d'autre chose, ou même me taire, à une condition : que quelqu'un/e d'autre s'y colle... Cela arrive, mais c'est (trop) rare

Mis à jour (Mercredi, 13 Mai 2015 08:37)