Deux jours, une nuit, zéro collectif

Certains trouvent les films des frères Dardenne répétitifs, monotones, sinon carrément chiants. Moi, depuis la « Promesse », je les suis avec passion, même si tous ne me « parlent » pas de la même façon (« La Promesse » reste pour moi un sommet). Ils ont l'immense mérite d'évoquer un univers peu présent au cinéma, qui préfère s'intéresser aux peines de coeur des bourgeois/es ou aux états d'âme des margino-punks – et je ne veux pas du tout dire que bourgeois/es et personnes vivant à la marge ne m'intéressent pas ; mais le monde ouvrier est trop souvent absent, et les cinéastes qui s'y plongent le font une fois (comme dans le magnifique « Ressources humaines » de Cantet) avant de passer à autre chose, tandis que les frères Dardenne creusent leur sillon.

Tout cela pour dire que j'ai testé pour vous « Deux jours, une nuit ». Une ouvrière qui revient d'une absence pour dépression sera licenciée sauf si ses collègues renoncent à une prime de 1000 euros. On le devine, aucun/e de ces collègues ne peut se passer facilement de ces 1000 euros, nécessaires pour payer les traites, les études des enfants, des aménagements dans la maison... Durant tout un week-end, soutenue par son mari,Sandra va aller les voir un/e à un/e pour leur demander de voter le lundi matin pour qu'elle puisse garder son travail (et donc, de renoncer à leur prime).

On peut certes rester insensible à la « manière Dardenne », un peu distante et froide, je dirais presque nordique, d'exprimer les émotions. J'admire quant à moi cette façon de faire sentir, par un mot ou un geste, toute la violence d'une relation de couple, l'amour comme la détresse (voir la belle scène avec Timur!). Et en plus, ils sont servis par de formidables comédien/ne/s (ce qui en dit beaucoup aussi de leur direction d'acteurs). Dernier point d'enthousiasme, et non des moindres : on se demande vraiment comment ils vont s'en sortir pour une fin qui ne soit pas simpliste, dans un sens ou l'autre (j'ai même imaginé que le film s'arrêterait avant le résultat du vote...) ; eh bien, moi qui ai souvent des problèmes avec les « fins », j'ai trouvé celle-ci magnifique.

Pourtant, je garde des réticences. Le dilemme moral est un sujet récurrent chez les frères Dardenne : c'était déjà le thème de « La Promesse ». Mais ici, la question est biaisée dès le départ : pour rentrer complètement dans le film, il faut accepter l'alternative « prime pour tous » ou « réintégration d'une seule ». Certes, on entend le patron de cette entreprise de panneaux solaires (tiens, tiens, voilà qui ouvrait d'autres possibilités...) dire brièvement qu'il ne peut faire autrement, la concurrence asiatique, et blablabla... Et Sandra répète aux plus hostiles que ce choix, ce n'est pas elle qui les met devant ce choix. Mais fondamentalement, sa logique n'est pas remise en cause.On sent comme un frémissement quand un ouvrier dit à Sandra : on peut faire le travail à 16, alors pourquoi le patron en garderait 17 ? Et qu'on apprend qu'en fait, la production se fait par une accumulation d'heures supplémentaires. Mais le film ne creuse pas cette piste-là. A aucun moment, le collectif n'apparaît. Il y a bien d'un côté le patron assez cynique et le « méchant contremaître » (des personnages qui manquent de complexité, autre réticence) et de l'autre, 16 travailleur/se/s coincés dans un choix impossible. Mais à aucun moment on ne sent de collectif, même pas entre celles et ceux qui ont décidé de renoncer à leur prime pour garder Sandra. Bien sûr, dans une aussi petite entreprise, le syndicat est absent (du moins formellement), mais c'est la solidarité qui a fait la force du mouvement ouvrier, pas des choix moraux individuels.

Attention ; je ne suis pas en train de plaider pour un film « exemplaire », avec une grève héroïque qui se serait terminée par la grande victoire du prolétariat et une dernière scène où les 17 marcheraient ensemble, vers l'avenir radieux, en chantant "Tous ensemble, tous ensemble, ouais ouais ouais !". C'est le fait que cette piste-là ne soit même pas envisagée qui me laisse sur ma faim.

Plutôt que « Deux jours, une nuit », le film aurait peut-être dû s'appeler « Seize travailleurs, un patron ». D'accord, ça sonne moins bien, mais ça aurait « résonné » bien mieux. En tout cas pour moi.

Mis à jour (Samedi, 28 Juin 2014 09:12)