Quelques moments avec Angela Davis


Donc, le 14 mai, Angela Davis recevait les insignes de Docteure Honoris Causa de l'Université Libre de Bruxelles. J'en parle dans mon texte précédent comme d'une « Ridiculus Causa ». Un mot encore là-dessus. On peut considérer que c'était là une belle occasion de l'honorer et mieux encore, de la rencontrer, de la faire connaître aux jeunes générations. C'est vrai. Il reste que cette capacité de récupération des anciens « rebelles », pourvu qu'ils se soient assagis (ce qui n'est pas son cas), ou qu'ils vivent et se battent dans des contrées éloignées, a quelque chose de crispant. Car cette même université qui glorifie les « empêcheurs de tourner en rond » n'hésite pas à qualifier de « fasciste » ou de quasi « terroriste » une action de chahut qu'on peut trouver stupide, contre-productive, mais qui ne mérite certainement pas la « sanction exemplaire » qu'on lui promet. Elle honore une militante qui soutient une cause – le boycott d'Israël – interdite au sein de cette même université. Il ne s'agit pas là de simples « désaccords », légitimes en démocratie, mais de diaboliser d'une main ce qu'on honore de l'autre. Peut-être est-il permis d' « empêcher de tourner en rond » mais pas en carré ou en triangle...

De même, les grands médias (RTBF, le Soir...) peuvent montrer une certaine admiration pour une militante marxiste féministe antiraciste (tout ça en une seule personne !), tout en tirant à boulets rouges (ou plutôt bleus), dans d'autres occasions, et avec quel mépris, sur de modestes syndicalistes qui ne demandent même pas de changer le monde, seulement de garder ce qu'il y a de meilleur dans celui-ci. Tout cela au nom du « réalisme », de la « nécessité de s'adapter » et d'abandonner des « acquis » qui plombent notre « compétitivité »; très loin donc de la solidarité revendiquée par Angela Davis. Et ne parlons même pas de l'ignorance dont fait habituellement l'objet toute revendication féministe ou du soupçon qui pèse désormais sur un antiracisme jugé « naïf » ou faisant le lit des dérives islamistes...

 « Coloured feminism »

En dehors de cette cérémonie aussi ennuyante que pompeuse, Angela Davis rencontrait le lendemain la presse puis les étudiants de cette même université. Passionnée, très à l'écoute, espiègle par moments, cette ancienne « terroriste » a eu droit à une standing ovation bien méritée.

Chacun/e en retiendra ce qui l'intéresse... et renforce ses propres convictions. Pas sûr que celles et ceux qui ont applaudi à tout rompre sa prise de distance par rapport à un féminisme « de droite », qui prétend connaître la seule voie de libération des femmes, fût-ce contre leur gré, aient été autant enthousiasmé/e/s par sa remise en cause de la binarité des sexes (1) – et vice versa.

Comme on peut lire un résumé de la rencontre avec la presse (2) et écouter l'intégralité des échanges avec les étudiant/e/s (3), je ne retiendrai ici que lquelques points qui m'ont personnellement marquée et n'ont pas toujours été largement répercutés.

D'abord, bien sûr, tout ce qui touche au féminisme. Ou plutôt « aux féminismes » puisque, insiste-t-elle, on ne peut parler « d'un » féminisme. Elle répond ainsi à la fois à ceux/celles qui l'interrogent sur un féminisme qui voudrait « tuer la féminité » (et là, elle revient sur la binarité homme-femme, qu'elle conteste) que sur celui qui, se voulant universel, prétend imposer sa vision de l'émancipation aux autres. Plus que d'un « Black feminism », elle tient d'ailleurs à parler d'un « coloured feminism », car les femmes latines ou asiatiques ont aussi des choses à nous dire.

Elle n'hésite pas à relever le sexisme auquel elle s'est heurtée dans ses autres engagements, ces luttes menées majoritairement par des femmes mais dont les porte-parole sont des hommes. Elle donne l'exemple du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Action emblématique, la grande campagne de boycott des bus a commencé avec l'arrestation d'une femme, Rosa Parks, qui avait refusé de céder sa place à un Blanc ; et elle a été largement menée par d'autres femmes, noires et pauvres, nettoyeuses, employées de maison pour élever les gosses des Blancs – mais l'histoire a surtout retenu la figure du pasteur Martin Luther King.

Luttes communes

Même quand on ne lui pose pas la question, elle n'hésite pas à évoquer les droits des gays, lesbiennes, trans, tou/te/s ces « non conformes » dont la lutte, dit-elle, est intimement liée à celle des femmes, des Noirs, des immigré/e/s. Bon à entendre à un moment où certains tentent de dresser les minorités les unes contre les autres (4).

Interrogée en privé (5) sur les droits des LGBT, elle insiste encore sur l'importance d'unir les luttes pour mieux prendre en compte la complexité du monde : « Le mouvement de libération des Noirs ne concerne pas seulement les hommes noirs», dit-elle. Elle salue avec enthousiasme le fait qu'Obama se soit prononcé en faveur du mariage entre personnes du même sexe, grande première pour un président américain en exercice. Certes, dit-t-elle, le mariage est une institution capitaliste ; mais c'est une avancée puisqu'il s'agit d'ouvrir un droit civil à des personnes qui en étaient écartées. Tout comme, autrefois, Blancs et Noirs n'avaient pas le droit de se marier entre eux ; permettre le mariage entre personnes de race différente a été une victoire pour le mouvement des droits civiques. Il en est de même pour des personnes de même sexe.

Voilà un argument qui peut parler même à une militante anti-mariage comme moi, même si je reste dubitative : car ce n'est pas après avoir obtenu un privilège, de haute lutte, qu'on se mobilise pour son abolition...

Justice réparatrice

Je ne voudrais pas terminer sans évoquer un sujet auquel Angela Davis est particulièrement attachée : l'abolition des prisons ou plutôt, comme elle dit, du « système carcéro-industriel ».

Si chez nous, tout le monde reconnaît plus ou moins l'inhumanité de nos prisons (surpopulation, délabrement, manque de moyens pour les projets de réinsertion...), la solution qui rencontre un large consensus est de construire de nouvelles prisons, plus modernes, plus sécurisées. Le jour même où l'ULB honorait Angela D, Annemie T (les Belges la reconnaîtront) inaugurait de nouvelles cellules de la prison de Saint-Gilles, « flambantes neuves ». Angela D aurait sans doute préféré qu'elles flambent pour de bon...

Car pour elle, c'est le principe même des prisons qu'il faudrait revoir. D'abord, parce qu'on n'y enferme pas n'importe qui. Comparaison saisissante : en ce début du 21ème siècle il y a davantage de Noirs ayant affaire, d'une manière ou d'une autre, au système carcéral, qu'il n'y en avait en esclavage en 1850. Car ce sont bien les Noirs, les Hispaniques, ou les plus pauvres parmi les Blancs qui peuplent les prisons américaines. Voilà un tout autre angle pour comprendre la sur-représentation de détenus d'origine immigrée dans les nôtres : comme un effet de pauvreté et de racisme plutôt que d'un refus ou d'une incapacité de leur part de respecter les règles communes.

Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle Angela Davis plaide pour un démantèlement des prisons. Elle dénonce aussi tout un système qui permet à des entreprises privées de s'engraisser sur le système carcéral, en profitant de privatisations ou de la surexploitation des détenus. On peut faire le parallèle avec ce qui se passe chez nous, sans doute à moindre échelle (jusqu'ici) : récemment, les médias se sont fait l'écho de la concurrence que font les prisons aux entreprises de travail adapté employant des personnes handicapées (6). C'est que le coût d'un/e prisonnier/e est de 3,50 euros l'heure, le tiers d'un/e travailleur/se en atelier protégé. Devinez quel est le choix des entreprises clientes... ? Bien sûr, il faut donner la possibilité aux détenu/e/s de travailler, mais cela ne doit pas empêcher de les rémunérer décemment !

Mais plus fondamentalement encore, Angela Davis estime qu'il faut en finir avec une idéologie de punition et de vengeance, pour imaginer une justice « réparatrice ». Et pour qu'on la comprenne bien, elle ne se contente pas de l'exemple facile de petits voleurs ou de consommateurs de drogue, qui n'ont rien à faire en prison. Elle se réfère directement (et courageusement) aux violences à l'égard des femmes. Longtemps, ces dernières ont été considérées comme une « affaire privée », dont la justice n'avait pas à se mêler. Depuis elles sont reconnues et criminalisées, ce dont on peut se réjouir, en termes de reconnaissance : non, il n'est pas « permis » ni « normal » de frapper ou violer une femme. Mais, interroge aussitôt Angela Davis, est-ce que cette criminalisation a permis d'éradiquer ou au moins de faire baisser le nombre d'actes de violence ? Est-ce que la prison, en général, fait autre chose qu'entretenir la violence ? Elle tient le même raisonnement, à contre-courant, pour les crimes racistes.

La comparaison entre l'Europe et les Etats-Unis est d'ailleurs parlante à cet égard, comme l'ont montré de récentes statistiques européennes (7) : l'Europe compte en moyenne 129 détenus pour 100 000 habitants, les Etats-Unis en sont à 784. La société nord-américaine est-elle moins violente pour autant ? Ce serait plutôt l'inverse.

Bien sûr, il reste à savoir comment serait organisée cette justice réparatrice, et Angela Davis n'a guère eu le temps de développer le sujet. Mais c'est son combat d'aujourd'hui et pour trouver des réponses, il faut commencer par se poser des questions. Ce qu'on fait bien trop peu chez nous sur un sujet aussi sensible que la sécurité.

De toute façon, pour Angela Davis, le chemin parcouru (et ce parcours ne peut être pour elle que collectif) compte au moins autant que le but à atteindre. Elle ne croit pas trop aux victoires définitives, citant Simone de Beauvoir : « Si l' on vit assez longtemps, on voit que toute victoire se change un jour en défaite ». pour ajouter aussitôt, avec un grand sourire : « Si vous vivez assez longtemps, vous pouvez aussi transformer chaque défaite en victoire ».

 

 

  1. C'est vraiment le point de désaccord infranchissable dans mes discussions avec mes ami/e/s musulman/e/s : l'idée qu'on serait soit un homme, soit une femme, avec des rôles "complémentaires" (même si cela ne justifie pas les inégalités), et pour la vie, en dehors de cette division, point de salut.

  2. http://www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2012-05-16/ne-renoncons-pas-a-changer-le-monde-916067.php

  3. http://www.ulb.ac.be/dre/com/docs/audio/ANGELA-DAVIS.mp3

  4. Voir par exemple, dans Brussel Deze Week du 9 mai, comment la N-VA soutient la Gay pride... pour mieux fustiger ces « autres cultures », qui seraient seules responsables de l'homophobie

  5.  Merci à P. interview ici : http://vimeo.com/42288631

  6. http://www.lameuse.be/actualite/belgique/2011-03-09/les-detenus-piquent-ils-le-travail-des-handicapes-855617.shtml#ancre_debut_commentaires A noter que ce ne sont pas « les détenus qui piquent le travail des handicapés » mais les entreprises qui, pour gonfler leurs bénéfices, cherchent le coût le plus bas, au prix d'une surexploitation éhontée !

  7. Voir http://www.garance.be/cms/?Bruxelles-ville-la-plus-dangereuse

 

Mis à jour (Lundi, 21 Avril 2014 08:35)