La Bourse ou la (sur)vie

Quoi, comment, qu'ouïs-je ? La maltraitance des vieux, ça ne rapporte plus ? Même que le conseil d'administration d'Orpea a limogé son PDG, après les révélations du journaliste Victor Castanet dans "Les Fossoyeurs", où on en apprend de belles (et surtout de vilaines) sur la façon dont les pensionnaires sont traité·es dans les établissements du groupe, même les plus luxueux, jusqu'à 12 000 euros par mois pour une chambre ! Bon, on peut supposer que ce limogeage tient moins aux révélations sur les maltraitances qu'à la chute du cours de Bourse qui s'en est suivi.

On vous épargnera les détails les plus sordides, qu'on peut retrouver dans le livre et dans les médias, qui semblent soudain découvrir que vouloir faire du profit sur le malheur des gens, ça fait grimper le profit mais aussi le malheur. Il y a un an, l'émission de la RTBF Investigation se penchait sur la situation dans les maisons de repos, et c'était accablant, : manque de personnel, manque de temps pour s'occuper du bien-être des résident·es, course à la productivité... tout y était déjà. Et après rien, nada, pas un poil n'a bougé. Aujourd'hui, on annonce des inspections surprises, parce qu'avant quand il y en avait, elles étaient annoncées, comme si on ne savait pas que dans ce cas, tous les maquillages sont possibles. C'est comme ça dans les pseudo inspections chez les sous-traitants des grandes marques qui se donnent ainsi bonne conscience (ces jours-là, les ateliers sont propres, les consignes de sécurité affichées et les enfants qui bossent renvoyés dans leurs foyers), c'était même comme ça lors des visites de la Croix-Rouge dans les camps de concentration (mon père raconte comment ce jour-là il a joué au foot et eu droit à une double ration de la "meilleure soupe" qu'il ait jamais mangée de sa vie!)

 

Logique mortifère

Supposons qu'il ait fallu ce livre pour secouer les consciences. Des consciences aussi ébranlées les résultats boursiers que par le sort des vieilleux (ou, c'est un néologisme, je l'assume) : une grosse partie des médias ont mis sur le même plan les maltraitances et les conséquences de ces révélations sur le cours des actions. Mais ne désespérons pas tout à fait : peu à peu les questions ont surgi sur la logique même de confier le sort des personnes les plus vulnérables au secteur privé.

On apprend ainsi dans un article du Monde que "Investir dans la vieillesse en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est devenu un marché florissant et lucratif. Sur Internet, d’innombrables publicités promettent aux épargnants des rendements élevés (de 4 % à 6 %) pour l’achat d’une chambre en maison de retraite médicalisée privée, dont ils percevront des loyers".

On y apprend qu'en France, "le public emploie en moyenne 70,6 salariés pour 100 résidents, contre 52,3 dans le privé commercial", le second étant par ailleurs plus cher, sans que le caviar servi à tous les repas ne justifie la différence, comme le démontrent "Les Fossoyeurs".

Et puisque je parlais de "sordide", il y en a un peu plus, je vous le mets ? On apprend dans le même numéro du Monde du 28 janvier que le secteur se portait très bien en 2021 et garde les plus grands espoirs pour 2022. En langage Orpea cela donne "une croissance organique plus soutenue qu'attendu, tirée par la remontée des taux d'occupation et une bonne dynamique de prix". Ce que la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre traduit en langage courant : "En clair, à la suite de nombreux décès, dus en partie au Covid, les nouveaux résidents se voient appliquer le tarif réactualisé à la hausse". Comme la demande reste forte, les décès sont une bonne affaire, comme occasion d'augmenter le prix de la chambre.

Comme on le voit, ce ne sont pas quelques contrôles, même inopinés, qui changeront quelque chose à une logique mortifère. Les «"fossoyeurs" sont aussi les gentils actionnaires et leurs très compétents conseillers. Il faut donc le dire haut et fort : le soin aux personnes est incompatible avec une cotation en Bourse. Et même, osons le dire, avec la logique du privé en général – logique de rentabilité que malheureusement, le public reprend à son compte.

 

 

 

Et en complément : IVV, interruption volontaire de vieillesse

Restent des questions plus existentielles, et plus personnelles aussi, sur le grand âge, la maladie, la fin de vie et leur prise en charge. Dans les commentaires on entend souvent que dans ce secteur, on rencontre "le pire comme le meilleur".

Pour le pire on vient de le voir, mais qu'en est-il du "meilleur"?

Non pas que je mette en doute la compétence ou le dévouement du personnel: pour être régulièrement en visite dans une maison de repos et de soins (du groupe Orpea justement), je ne peux qu'exprimer mon admiration pour ces travailleuses (féminin majoritaire, surtout aux postes au bas de l'échelle, de la reconnaissance comme de la rémunération). Mais si l'on se place de l'autre côté de la barrière, on peut légitimement se demander: est-ce vraiment cela, le "meilleur", est-ce cela que je souhaite pour moi, quand mon tour sera venu ?

Est-ce que je souhaite qu'on vienne m'aider à manger et qu'on me nettoie ensuite, qu'on m'accompagne aux toilettes dès que j'appelle, que mes couches comme ma nourriture ne soient pas rationnées, qu'on me rende visite sans que je reconnaisse personne? Est-ce que cela suffit à assurer l'idée que je me fais de ma propre "dignité", selon la dénomination choisie par l'ADMD (association pour le droit de mourir dans la dignité)? Si je peux me réjouir de vivre dans un pays où il existe une loi sur l'euthanasie, dois-je vraiment attendre, pour obtenir une aide à mourir, de me trouver "dans une situation médicale sans issue de souffrance physique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui entraîne le décès à brève échéanc", ainsi que le prévoit la loi ?

J'insiste qu'il ne s'agit nullement pour moi de porter un jugement sur le choix des autres, que ce soit de vivre jusqu'au dernier battement de coeur ou de s'en aller sur ses propres jambes. Je ne sous-estime pas le danger qu'il y a à ouvrir la porte à l'élimination des "bouches inutiles", censées coûter cher à la société (tout en rapportant beaucoup à certains groupes privés). Mais après tout, le droit à l'avortement, s'il a peut-être servi à exercer des pressions sur certaines femmes, reste une immense conquête. Ma mère plaidait pour le droit à une IVV, interruption volontaire de vieillesse.

Pour moi, je voudrais qu'il existe le droit de considérer que sa vie est accomplie, que la suite ne sera que survie sans beaucoup de sens pour soi, et qu'on puisse dans ce cas compter sur une aide médicale qui évite de s'infliger des actes sauvages, comme le font certain·es, ou de devoir jouer les prolongations contre son gré.

 

Pour les personnes intéressées, une visioconférence aura lieu le 19 février prochainn toutes les infos ici.

Mis à jour (Mardi, 08 Février 2022 13:21)