Le jour d'a(peu)près : "Personnes à risque"

Il y a cinq ans ça m'est tombé dessus : j'étais pensionnée, donc offiellement une « seniore », une « aînée », une « personne du troisième âge »... pas de quoi faire la fête (bien que je l'aie faite, justement), mais au moins ça m'offrait des tarifs spéciaux dans les transports en commun, ainsi que des réductions dans les lieux culturels. Et puisque je laissais ma place aux jeunes dans le monde du travail, il était normal que de leur côté, les jeunes me cèdent la place assise dans le métro.

Aujourd'hui, les lieux culturels sont fermés et je suis priée d'éviter les transports en commun, comme tout déplacement ou tout contact « non essentiel » car me voici devenue une « personne à risque ».

 

Des milliers de "dibbouks"

L'expression en elle-même ne manque pas de sel (ni de piment) : parce qu'avant d'être lié à l'âge, à l'état de santé ou aux conditions sociales, le « risque » est d'abord lié à la vie elle-même. Quand j'avais une vingtaine d'années, j'ai écrit une chanson où je me moquais d'un monde où on s'assurait contre tout. Je ne me souviens que du leitmotiv qui revenait à la fin de chaque couplet : « Moi j'm'en fous, je suis assurée ». Bien sûr avec l'âge et la conscience politique, j'ai compris combien était précieuse la protection, et en particulier sociale, modèle Sécu. Cependant, je n'ai jamais pensé qu'une « vie bonne » était d'abord une « vie sans risque » ou avec risque minimum puisque, comme on dit, « le risque zéro n'existe pas ». Je pense en effet que souvent, le choix consiste non pas entre « oser » ou « se protéger », mais à naviguer entre deux ou plusieurs risques différents. Et cette navigation doit aussi beaucoup au hasard.

J'ai réagi avec beaucoup de véhémence lorsque les visites ont été interdites dans les maisons de repos, et je me suis pris des réactions tout aussi véhémentes, jusqu'à me faire traiter de « criminelle » (et certes c'était facile pour moi, je n'avais aucune responsablité à assumer). Pourtant je continue à le penser : on a voulu empêcher les « personnes âgées » de mourir en masse, mais elles sont mortes quand même, et seules. De même les malades dans les hôpitaux. Et je ressens autant de rage que de chagrin en pensant à ces personnes et aussi à leurs proches et à leur deuil impossible. Dans la tradition juive, les « mal morts » viennent hanter les vivant·es, sous forme de « dibbouks » (c'est aussi le thème de mon roman à paraître l'an prochain) : des milliers de ces âmes errantes nous hanteront longtemps.

Aujourd'hui je lis (enfin!) des prises de position allant dans le même sens. Ainsi, je pourrais reprendre à mon compte ce texte signé Ariane Nicolas sur le site Slate : « « La gestion de cette crise comprend un paradoxe de taille, en partie lié à cette éviction de la mort dans les sociétés contemporaines: on a mis un pays à l'arrêt pour éviter que des gens ne meurent; mais ces gens sont morts quand même, par milliers. Ils sont morts en silence et loin des caméras, sans même que leurs proches aient pu leur dire adieu. Comment expliquer à la fois un tel investissement et une telle démission? » Ou encore l'indignation du gériatre Victor Haddad, dans une tribune parue dans le Monde : « L’interdiction de visite dans les Ehpad a été une mesure inutile et cruelle ». Certain·es professionnel·es revendiquent même des « arrangements » avec les consignes, au nom du respect d'une simple humanité.

 

 

Le choix des risques

Voilà pour ce qui est des « personnes âgées », parfois désorientées, dépendantes, vivant dans des structures collectives. Mais je vois aussi autour de moi des « seniors » en pleine santé, privé·es d'activités, souvent bénévoles, qui les maintenaient, justement, en pleine santé. Oui, ce sont des « personnes à risque » : à risque d'ennui, de sentiment d'inutilité, de privation de relations sociales et de contacts physiques quand elles vivent seules. Et surtout, privées de leur liberté de choix entre les différents « risques ».

Je ne prétends parler qu'en mon propre nom (même si je sais que d'autres partagent mon point de vue). D'autres choix, même radicalement opposés, sont tout aussi respectables. Je voudrais juste avoir ce droit élémentaire : choisir mes risques, avec pour seule restriction de ne pas mettre d'autres en danger (en tout cas sans leur consentement).

Ah je sais, des « irresponsables » comme moi pourraient aussi « encombrer » les hôpitaux, transformer la « deuxième vague » en tsunami incontrôlable... J'entends et de fait, je fais attention, mais je veux pouvoir le faire comme n'importe qui d'autre. Je refuse des restrictions supplémentaires dues à mon âge. Je ne sais pas combien de « bonnes années » il me reste, mais je ne veux pas les « confiner » pour la promesse d'un avenir « radieux » que je ne connaîtrai pas (mais que je souhaite aussi heureux que possible aux autres). A toutes fins utiles, j'ai pris soin de mettre à jour mes papiers pour l'ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité).

En ce qui me concerne, je ne me considère pas quelqu'une de particulièrement « courageuse », je suis pleine d'appréhensions dont certaines paraîtraient sans doute bizarres, sinon absurdes, aux yeux d'autres. Mais quand je regarde ma vie, ce ne sont pas mes imprudences que je regrette le plus. A supposer que j'aie vraiment des « regrets », ce serait plutôt pour ces situations où j'ai manqué d'audace.



PS : C'est vrai que j'ai déjà exprimé cette révolte ici même, il y a un mois à peine : "Ne me protège pas, je m'en charge!" On me pardonnera de radoter, ça doit être l'âge.

Mis à jour (Samedi, 23 Mai 2020 11:29)