Appeler une chatte une chatte

 

« Un Belge sur deux victime de violences sexuelles » (RTBF)

« Un jeune sur quatre a déjà été exposé à un viol » (Le Soir)

Voilà comment nos médias présentent majoritairement (1) les résultats d'un sondage effectué par Amnesty et SOS Viol et présentés dans un Dossier spécial sur le viol.

On peut trouver en fin d'article des liens plus précis sur les chiffres et les recommandations, mais je voudrais insister sur un point : l'absence, hélas une fois de plus, d'une analyse genrée explicite.

En 2014 déjà, une campagne officielle était intitulée « Le viol n'a pas de sexe », à quoi l'asbl Garance avait réagi en précisant que si, le viol avait même deux sexes : celui (F) des victimes et celui M) des auteurs, du moins en très grande majorité.


Masculin universel

Dans la présentation de cette nouvelle enquête, si le dessin est très explicite, le texte l'est beaucoup moins. On y lit que « la population - et en particulier les jeunes - est exposée à la violence sexuelle dans des proportions alarmantes »  et plus loin : « Près d’un·e Belge sur deux a déjà été exposé·e à au moins une forme de violence sexuelle ». Les médias qui ne s'embarrassent pas d'écriture inclusive peuvent alors tranquillement titrer en « masculin universel ».

Mais la présentation d'Amnesty elle-même pose problème, commençant ainsi le communiqué de press : « Une personne sur deux en Belgique a été victime de violences sexuelles (47 %), un jeune sur quatre a été victime de viol (24%) » avant de préciser (mais on se demande pourquoi soudain on parle de femmes...) que « Une femme sur cinq a été victime de viol (20 %), seules 14% des femmes qui ont porté plainte pour des faits de violence sexuelle se déclarent satisfaites de cette démarche ».

Certes, si on se donne la peine de lire plus loin, on apprend que« les femmes et les jeunes sont surreprésenté·e·s parmi les victimes ; ce qui  laisse penser qu'il s'agit seulement d'une différence d'ordre statistique, qu'on retrouve en page 33 du rapport complet : « Au cours des 12 derniers mois ou encore actuellement (régulièrement ou fréquemment), 15 % des personnes interrogées sont victimes d’au moins une des sept formes de violences sexuelles que nous avons testées ; la proportion de personnes exposées est double chez les femmes par rapport aux hommes » (2).

Voilà tout pour "analyse de genre", tout aussi absente d'ailleurs dans les recommandations (3).

 

Culture du viol

Pourquoi est-ce si important ? Parce que, tout simplement, on ne peut pas imaginerdes remèdes efficaces quand le diagnostic de départ est biaisé.

C'est ce qu'a très bien compris l'Espagne, souvent donnée en exemple, sans qu'on rappelle suffisamment combien cette efficacité est justement liée au choix politique de s'en prendre spécifiquement aux violences envers les femmes. C'est aussi le sens du terme « féminicide » plutôt que « crime passionnel » ou même un neutre « meurtre entre conjoints », indiquant bien qui est la victime et pourquoi elle l'est devenue.

De même la Convention d'Istanbul, ratifiée par la Belgique en 2016, et désormais devenue une référence, insiste sur cette dimension de genre : « De nombreuses formes de discrimination, de pratiques dangereuses et de stéréotypes de genre forment la matrice des comportements violents. C'est pourquoi la Convention s'attaque tout particulièrement aux stéréotypes de genre dans les domaines de la sensibilisation, de l'éducation, des médias et de la formation des professionnels. Elle institue aussi l'obligation de fonder sur une compréhension de la violence fondée sur le genre les mesures de protection et d'aide ainsi que les enquêtes et les procédures judiciaires » (c'est moi qui souligne).

S'investir contre les violences sexuelles implique notamment de démonter la « culture du viol », qui ne signifie pas que tout le monde viole tout le monde, mais que la société tolère que certaines catégories d'hommes expriment par des agressions sexuelles leur rapport de pouvoir sur les enfants, les femmes et aussi d'autres hommes. Amnesty l'évoque d'ailleurs en pointant certains stéréotypes qui sont, eux, tout à fait genrés :Elle dit non, mais ça veut dire oui”, “Les femmes aiment la violence”, “Les hommes ont une sexualité incontrôlable”.

Garance notait aussi cette différence de fond : « Pour les hommes, le viol n’est pas une menace permanente, ne fait pas l’objet de mises en garde systématiques les poussant à éviter certains lieux, certaines heures, certaines façons de s’habiller ; ce n’est pas un risque toujours présent dans la tête, limitant leur liberté. Pour ce qui est des attouchements sexuels, les hommes ne subissent pas la même pression dans la rue, dans les transports en commun ». En ajoutant : « Il n’est pas question ici de nier que des hommes puissent aussi être victimes de viol et qu’il est encore plus difficile pour eux d’en parler. Encore faudrait-il préciser que les violeurs sont, là aussi, en écrasante majorité des hommes ».

Et voilà le « point aveugle » de bien des enquêtes sur les violences basées sur le genre : il y a les victimes, bien sûr, mais qu'en est-il des auteurs ? Quand un article évoque une « femme tuée à coups de couteau », on peut avoir l'impression que le couteau a frappé tout seul... De même, s'il y a ces "personnes violées", qui sont les "personnes qui violent" ?

Ici encore, l'absence d'analyse de genre, de mise en question d'une certaine forme de « masculinité toxique », reste flagrante.

La Convention d'Istanbul, encore : « Le concept de genre imprègne donc la Convention en profondeur. » Malheureusement, le même concept n'imprègne pas suffisamment le sondage d'Amnesty et SOS Viol, et moins encore le compte-rendu qu'en font les médias, surtout au niveau des titres... mais c'est la première chose qu'on voit, et parfois la seule.

Si cette enquête est donc bien d'utilité publique, on ne peut que regretter une grosse lacune qui en brouille la compréhension. Pour combattre efficacement le fléau des violences sexuelles, il est indispensable d'oser appeler une chatte une chatte.


(1) A noter que De Morgen se démarque en titrant : « Eén op vijf Belgische vrouwen werd ooit verkracht ».

(2) On peut aussi regretter que si l'âge et le genre sont pris en compte (et même pas pour toutes les questions), tout autre critère soit absent, comme l'orientation ou l'identité sexuelle, ou encore l'origine – mais cela demanderait sans doute beaucoup plus de temps et de moyens. La Convention d'Istanbul en tient compte, insistant d'une part sur le sort des femmes migrantes et indiquant d'autre part : « Si la Convention s'attache tout particulièrement à toutes les formes de violence à l'égard des femmes, (...) elle reconnaît que la violence fait aussi d'autres victimes, comme les garçons et les hommes, et notamment les gays, les hommes transgenres, ou les hommes qui ne se conforment pas à un comportement jugé acceptable par la société. (...) La perspective de genre s’applique aussi à ces groupes de victimes » (c'est encore moi qui souligne).

(3) Dans ses recommandations (voir lien ci-dessous), le seul point implicitement genré est la demande d'amélioration de "la collecte et la publication de données sur le viol (prévalence, profil des victimes, condamnations, etc.)"

 

Liens directs :

Enquête Amnesty et SOS Viol : l'enquête complète est ici : https://www.amnesty.be/IMG/pdf/2020_pres_resultats_sondage_dedicated_violences_sexuelles.pdf

Pour aller directement aux chiffres (souvent mais pas toujours genrés), c'est là : https://www.amnesty.be/camp/droits-femmes/viol/article/sondage-viol-chiffres-2020

Pour les recommandations, c'est là : https://www.amnesty.be/camp/droits-femmes/viol/recommandations-viol-2020

Mis à jour (Jeudi, 05 Mars 2020 15:11)