Féminicide

D'emblée je l'avoue : je n'étais pas convaincue par le terme de « féminicide ». D'abord, sans doute, par méfiance de la nouveauté. Ensuite, parce que ce terme ne concerne que les mortes, pas celles qui en ont réchappé mais qui sont marquées à vie, pas celles qui subissent jour après jour les violences machistes. Et quand des politiques, dans un grand élan de générosité sur le ton « je vous ai comprises ! » proposent d'introduire le terme dans le Code pénal, sans aucun moyen humain ou matériel supplémentaire, sans aucune proposition de politique globale, je m'en méfie encore plus, comme d'un gadget jeté en pâture pour calmer une colère qui monte.

Une femme tuée, c'est "plus grave" ?

Cependant, malgré ces réserves, j'ai bien dû admettre que l'emploi du terme « féminicide » à la place de « crime passonnel » ou de « drame familial » est un pas en avant vers la reconnaissance des violences faites aux femmes en tant que femmes.

Parmi celles et ceux qui continuent à s'y opposer, de bonne foi (je laisse de côté les masculinistes rabiques), deux arguments émergent : une femme tuée, est-ce plus « grave » qu'un homme tué ? Et les hommes victimes de violences, on les oublie ? Je vais tâcher d'y répondre.

Le terme ne s'applique pas à tous les cas : une femme tuée dans un accident, un attentat ou au cours d'un cambriolage, ce n'est pas un « féminicide », qui qualifie par contre le meurtre par un compagnon qui veut renforcer son emprise, un ex qui ne supporte pas d'être quitté, ou encore des crimes de masse, comme ceux des « incels »  ou la tuerie à l'Ecole Polytechnique de Montréal (dont je reparlerai bientôt, pusique cela fera trente ans le 6 décembre prochain).

En réalité, on pourrait dire qu'actuellement, tuer une femme apparaît comme « moins grave » et que  les féministes veulent simplement rétablir l'équilibre. 22 victimes en Belgique depuis le début 2019, 100 en 3 ans (136 en France cette année, 1500 en dix ans...) et toujours pas de décompte officiel (ce sont des organisations féministes qui s'en chargent et certains faits leur échappent peut-être) , pas de compétence ministérielle ni de budget spécifique pour la prévention, deux plaintes sur trois pour violences conjugales classées sans suite (chiffres de l'INCC), alors que de nombreuses victimes avaient déjà dénoncé des maltraitances avant d'être tuées (voir par exemple ici).

A nos ami·es qui ne comprennent pas l'utilité de marquer les féminicides parce que bien sûr, toute mort est dramatique, je demanderais s'ils/elles ont la même réaction face au mouvement #BlackLivesMatter : des Blancs sont également tués au Etats-Unis, mais il se fait que les Noirs le sont non seulement plus souvent, mais aussi, justement, à cause de la couleur de leur peau. Il en est de même pour les femmes tuées parce qu'elles sont femmes.

 

Mais les hommes aussi...

L'autre argument, c'est que des hommes aussi sont victimes de violences, et qu'on n'en parlerait jamais (bien que personnellement, j'en entends parler pratiquement chaque fois que sont évoquées les violences faites aux femmes...)

Les féministes, en particulier, sont pointées du doigt pour leur silence, sinon leur déni à ce sujet. Outre qu'on ne voit pas pourquoi ce serait à elles de s'en charger, il est faux de prétendre qu'elles nient que des hommes soient aussi victimes de violences. Mais il ne faut pas attendre de tou·tes celles et ceux qui dénigrent le féminisme un véritable intérêt pour ce que les féministes peuvent dire ou écrire...

Très récemment, la fondatrice de l'asbl Garance, Irene Zeilinger, a publié une brochure intitulée « Oui mais les hommes aussi... » Un texte basé sur des recherches et des études, et qu'il faut lire si on veut vraiment connaître une analyse féministe des violences subies par les hommes.

Je ne voudrais pas simplifier des propos très fouillés et argumentés (d'ailleurs vous lirez la brochure, accessible gratuitement sur le web), mais en gros, elle démontre en quoi « les femmes et les hommes pourraient comporter des facteurs de risque et des facteurs protecteurs différents, indiquant le besoin de modèles de prévention, d'intervention et de suivi différents pour diminuer les violences ». Par conséquent, « la lutte contre les violences faites aux femmes doit être menée séparément de celle contre les violences faites aux hommes, avec des acteurs.trices et budgets spécifiques provenant d'autres sources que de celles visant l'égalité (par exemple santé publique, action sociale...) ».

En conclusion « la neutralité de genre dans le débat sur les violences est néfaste, car elle dépolitise le sujet, rendant les violences faites aux femmes invisibles, négligeant de reconnaître leur spécificité en tant que discrimination envers les femmes et réduisant au silence des personnes qui soulignent cette spécificité ».

Et c'est là qu'on retrouve ce terme de « féminicide » : une façon de souligner que ces violences faites aux femmes ne sont pas seulement des actes individuels, mais aussi l'expression et le renforcement d'une société toujours inégalitaire dans les faits si pas dans les lois.

 

Et les auteurs, au fait... ?

Un dernier mot : on parle donc enfin des femmes victimes, de « femmes tuées », de « femmes violentées »... On en oublierait presque que derrière chaque victime, il y a un auteur. Quelquefois, dans la presse, quand paraît une vieille photo du couple du temps où il semblait heureux, le visage de la victime apparaît tandis que celui de l'homme est flouté.

Il ne s'agit pas d'accrocher les portraits des auteurs avec nom et adresse sur les murs de nos villes, mai simplement de retourner la présentation des faits. « Depuis le début de 2019, 22 hommes ont tué leur compagne ou leur ex-compagne en Belgique. En trois ans, ils sont une centaine ». Voilà qui a une autre résonance, non ?



 

A lire aussi sur le sujet, cette Grenade de Laurence Rosier Van Ooteghem


Mis à jour (Lundi, 25 Novembre 2019 11:18)