Comment organiser un débat mixte ?

Vous avez l'intention d'organiser un débat, sur un de ces sujets qui concernent tout le monde, ou en tout cas une grande partie de la population, toutes catégories confondues : l'avenir de la planète, la réduction du temps de travail, la redistribution des richesses, la lutte contre les inégalités...

Bravo !

Vous partez donc à la recherche de personnes capables de défendre un point de vue sur le sujet, disons une « expertise » pour faire simple, que ce soient des universitaires, des activistes, ou les deux.

Bonne chasse !

Vous souhaitez présenter des analyses et des opinions sinon divergentes, du moins assez variées, ne serait-ce qu'à partir d'angles d'attaque différents, pour éviter que votre débat ne ronronne.

Super !

Bien entendu, vous vous classez parmi les « progressistes », avec le souci d'une égalité au niveau du droit à la parole (sinon, ne lisez pas plus loin, ce papier ne vous concerne pas).

Vous vous adressez donc à différentes organisations, tout aussi progressistes que vous, vous épluchez votre carnet d'adresse, vous allez voir du côté d'autres débats, vous y trouvez des noms de gens intéressants pour le vôtre... et voilà ! Votre tribune est prête.

Mais euh...

Vous constatez quand même une anomalie – ou souvent, vous ne la constatez pas, tellement c'est « naturel », mais on vous la fait constater : vos intervenants sont tous masculins. Caramba !

Alors peut-être que ça ne vous dérange en rien, selon l'argument classique « on regarde la compétence des gens, pas leur sexe ». Dans ce cas, continuez comme ça, et je vous souhaite beaucoup d'autosatisfaction unisexe, et inutile de lire plus loin.

Mais peut-être aussi que ça vous gêne quand même aux entournures, que l'argument de la « compétence » ne vous convainc pas tout à fait, à une époque où les filles réussisent mieux dans les études que les garçons, que les femmes sont très présentes dans les mouvements sociaux et que néanmoins, on ne les retrouve toujours pas aux tribunes des grands débats de société (ni à la télé). C'est qu'il y a là comme un petit problème... non ?

Dans ce dernier cas, voici des pistes pour vous, à partir de quelques arguments que vous aurez tendance à avancer pour votre défense, des contre-arguments et des suggestions sur la manière d'atteindre une certaine mixité (qui contrairement à ce que l'on croit, n'est pas un "donné" menacé de l'extérieur, mais une réalité à construire).

 

1.  « On a demandé à différentes organisations, ce sont elles qui choisissent les intervenants ».Si vous demandez à différentes organisations « un représentant », en masculin universel, vous avez beaucoup de chances que chacune vous envoie... un homme. Parce que c'est la pente naturelle, tout simplement. Demander « un-e représentant-e », c'est déjà mieux, mais cela risque de ne pas suffire : ah ben oui, on est pour des plateaux équilibrés, mais pourquoi est-ce à nous de désigner une femme... ? Comme si c'était un handicap.

Alors vous pouvez faire mieux : insister pour que des femmes soient prioritairement désignées. « Discrimination positive » ? Dites-vous bien que ceux qui bénéficient d'une « discrimination positive » sont en fait les hommes, parce qu'ils font partie de réseaux, qu'ils sont déjà connus , parce que « naturellement », c'est à eux qu'on s'adressera. Et plus ils interviendront, plus ils seront connus, et plus ils seront à nouveau invités. Si vous voulez vraiment sortir de ce cercle vicieux, il faut accepter de chercher, de faire un effort, de décentrer son regard.

2. « On a cherché des femmes mais on n'en a pas trouvé, ou elles ont refusé ».

Vous n'avez peut-être pas bien cherché : avez-vous contacté des organisations féministes ? Cherché du côté d'Expertalia, qui a été créée pour ça ? Et si oui, et que toutes les femmes ont refusé, est-ce que vous vous êtes posé des questions sur l'organisation de votre débat, le lieu, l'horaire... ? La nécessité, peut-être, d'organiser une garderie ?

A noter que là où la volonté existe, les femmes sont trouvables et disponibles : voir par exemple la quotidienne d'Arte, "28 minutes", où il y a toujours au moins un e femme (en plus de la présentatrice), ou encore "Les experts" sur BX1 (ex Télé Bruxelles), depuis que Jean-Jacques Deleeuw a remplacé Fabrice Grosfilley, qui semblait imperméable à la mixité...

3. « Notre sujet concerne tout le monde, pas spécifiquement les femmes ».

Ah ça c'est le super argument. Comme si les intervenantEs (et particulièrement si elles se présentent comme féministes) ne s'intéressaient qu'à des questions « spécifiques » alors que les hommes, eux, c'est connu, disposent d'un regard « universel » (objectif, neutre, englobant tous les autres regards possibles...)

Laissez-moi vous dire que si votre sujet ne concerne pas « spécifiquement » les femmes, il y a de fortes chances que par contre, il les touche de manière particulière. Que ce soient les mesures antisociales de ce gouvernement, la situation des migrant-e-s ou le réchauffement climatique, une analyse de genre porte souvent un point de vue auquel on n'a pas forcément pensé au départ. Et cela apporte du nouveau dans la réflexion, pour tout le monde, tout en évitant que la situation de la moitié de la population soit oubliée.Ce qui répond aussi à la question sosu-jacente : "Pourquoi organiser un débat mixte ?", au-delà du "comment".

S'il existe certes quelques hommes (rares) capables de faire cette analyse de genre, il y a quand même beaucoup plus de chance de la trouver du côté des féministes.

4. Enfin, dernier argument : « Bon, la tribune est masculine, mais on a une animatrice et/ou la salle, hein, au lieu de râler, vous pouvez intervenir de la salle ! »

Faut-il vraiment expliquer qu'une animatrice n'est pas une intervenante, que son rôle est de faire parler les autres (et de les faire taire, parfois), ou que la parole de la salle ne dispose ni de la même légitimité, ni de la même durée qu'une intervention à la tribune ? Sans compter que la parole d'une femme est souvent ignorée, à moins d'être reprise par un homme - si bien que des femmes ont imaginé, pour se faire entendre, la technique de l'"amplification" consistant à reprendre ce qu'une autre a dit tout en lui en faisant crédit.

 

Conclusion : si vous voulez vraiment une tribune mixte, alors il faut faire l'effort de la construire. "Ne pas discriminer" ne suffit pas.

 

 

Ces arguments me viennent d'un échange avec les organisateurs (-trices...) d'un débat sur le partage du temps de travail unisexe, qui ne semblent pas comprendre où est le problème .. Alors, voilà, j'explique. Comprenne qui voudra.

 

 

 

 

 

Le même raisonnement peut être appliqué à la volonté de « diversité », même si l'égalité hommes/femmes n'est pas soluble dans ce terme général – chacune des catégories ocncernées se composant elle-même, à parts à peu près égales, d'hommes et de femmes. Mais les obstacles et les façons de les franchir peuvent être les mêmes.


Mis à jour (Lundi, 07 Novembre 2016 17:36)