Festival d'Angoulême, un cas d'école

Dans la (très vaste) famille du sexisme ordinaire, je demande : Angoulême, et son fameux festival de BD. Ce qui vient de s'y dérouler est un véritable et magnifique cas d'école.


Bref rappel des faits, tel que vous ne le lirez pas dans les médias mais tel qu'il a été fait par Julie Maroh, auteure de « Le Bleu est une couleur chaude », BD plus ou moins massacrée au cinéma par Abdelattif Kechiche dans « La vie d'Adèle ».

« Comment toute cette polémique a-t-elle vraiment commencé? Mardi 5 janvier au matin, la plupart des auteur.e.s de bande dessinée découvrent que le FIBD vient de publier la liste des trente nominés, incitant les auteur-e-s à voter pour trois finalistes. (...)

Mardi matin, tout comme mes consœurs du Collectif de créatrices de bande dessinée contre le sexisme, je découvre la liste et constate que parmi les trente noms retenus il n’y a pas une seule femme. On parle d’une liste internationale, donc cela signifie que pour le FIBD il n’y avait pas une seule femme au monde qui semblait mériter de figurer sur cette liste. Et ce n’est pas comme si les prétendantes manquaient ! Je vous dis pas la gueule de bois...

Nous avons commencé à nous concerter, ne pouvant pas accepter cette nouvelle injustice. Étant donné qu’un mois plus tôt nous avions communiqué au FIBD un rapport détaillé quant à leur manque de représentativité féminine dans leurs jurys, nous l’avons d’autant plus mal avalé. (...) Alors que nous décidions de la marche à suivre et de la mise en place d’un boycott, nous avons expliqué le problème à notre réseau d’amis et de collègues, que le Collectif préparait un communiqué, que nous refusions de voter et que chacun pourrait décider de relayer notre action. Les copains ont alors réalisé, certains amis se sont même excusés de ne pas avoir vu le pot aux roses et étaient sincèrement indignés.

L’affaire a commencé à ricocher sur la toile. À 14 heures, le Collectif a publié son appel au boycott et il a été partagé massivement, chacun y allant de son slogan ou de sa caricature. Jessica Abel, membre du Collectif, a directement contacté certains auteurs américains nominés pour leur exposer la situation et les inciter à prendre position. À 17h30, Riad Sattouf est le premier des nominés à déclarer sur Facebook qu’il se retirait de la liste à cause de son manque de représentativité féminine. Son post a déjà été liké plus de 33.000 fois, partagé environ 8.100 fois et les grands médias se sont jetés sur cet os.

D’autres auteurs nominés ont suivi le boycott que nous avions lancé, dont ceux contactés par Jessica Abel. Le buzz est monté d’un cran. Pourtant la presse a préféré s’attacher aux «grands auteurs». Les Échos ont titré: «Accusé de sexisme, le festival de la BD d’Angoulême est boycotté par de grands auteurs», La Parisienne «admire» l’engagement de Riad Sattouf, Le Huffington Post met en avant Joan Sfar, qui lui-même remercie Riad «grâce à qui». Tout est rentré dans l’ordre, les mecs ont le contrôle ».

Il ne s'agit pas ici de dénigrer l'attitude des dessinateurs qui ont exprimé leur solidarité de belle manière, même s'il a fallu les chatouiller pour qu'ils se grattent. Comme l'écrit Julie Maroh elle-même : « Qu’on ne s’y méprenne pas, quand chacun des nominés s’est retiré de la liste, j’ai fait une danse de la joie. Je suis ravie de la prise de conscience collective et des actions des confrères. Ce que je soulève ici est un phénomène médiatique typique, dû à un conditionnement social. Si, en tant que groupe féministe, nous crions au loup et demandons réparation, nous allons facilement passer pour les emmerdeuses de service qui n’ont rien de mieux à faire, voire qui sont des mal baisées. (J’exagère? Allez faire un tour sur Twitter ou Facebook.) Si un seul homme s’empare de nos revendications, il est vu comme le chevalier à la rescousse des princesses et déclenche l’admiration (comme cité plus haut). »

Cette histoire est révélatrice de plusieurs phénomènes très parlants.

1. L'invisibilisation des créatrices : vous l'aurez compris dans cet exemple, inutile de vous faire... un dessin.

2. L'invisibilisation des femmes en général, et des féministes en particulier : les médias n'ont découvert (et couvert) le scandale d'Angoulême que lorsqu'un homme s'est désolidarisé de la sélection et a même voulu s'en retirer. Toutes les protestations des créatrices elles-mêmes sont simplement passées à la poubelle. Rêvons un peu : depuis plusieurs années, des féministes dénoncent l'absence (ou quasi absence) de femmes dans la sélection officielle au Festival de Cannes (que j'ai fini par baptiser « Ils tournent », en référence au festival de films de femmes de Bruxelles, « Elles tournent »). Résultat : zéro. Discours habituel : peu importe le sexe du réalisateur, nous regardons seulement la qualité du film...  Il faudrait sans doute qu'un cinéaste masculin se retire de la sélection pour qu'enfin, les choses bougent. Mais les enjeux étant autrement importants et sonnants qu'à Angoulême, on peut sans doute encore attendre...

3. L'aveuglement aux privilèges masculins... et le refus de les remettre en cause (forcément, puisqu'ils n'existent pas) : la première réaction des organisateurs est significative : « sans enlever aucun autre nom, introduire de nouveau des noms d'auteures dans la liste des sélectionnés au titre du Grand Prix 2016 » (depuis, ils ont décidé de supprimer toute liste). Tout est dans ce « sans enlever aucun nom » : ouvrons la porte aux femmes... à condition qu'aucun homme n'y perde rien.

Pour finir, un texte (signé d'un homme) proposant une analyse intéressante de cette invisibilisation des féministes, dont je vous livre ces extraits sur la «  cryptomnésie sociale » :

« Il est possible de définir la cryptomnésie sociale par une double composante. D’un coté il y a une sorte « d’oubli » de l’origine minoritaire d’une idée. D’un autre côté, cet oubli justifie que les gens continuent à déprécier cette minorité. Ainsi, des personnes peuvent accepter les droits qui prescrivent l’égalité des sexes tout en dépréciant (voire, en rejetant) les mouvements féministes même si ces mouvements ont historiquement réussi à faire le consensus autour de l’idée de l’égalité des sexes et qu’ils sont à l’origine des changements dans la société qui vont dans ce sens. Pour illustrer cet aspect, nous avons fait une petite étude (Vernet & Butera, 2003) où la moitié des participantes devait donner leur degré d’accord envers l’affirmation suivante : « l’égalité entre les femmes et les hommes est un progrès de justice sociale ». L’autre moitié des participantes avait la même affirmation, mais avec un rappel du groupe qui en était à l’origine. La phrase que les participantes devaient alors évaluer était donc dans ce cas « Comme le disent les mouvements féministes, l’égalité entre les femmes et les hommes est un progrès de justice sociale ». L’affirmation reste donc la même. Cependant, le premier groupe (sans rappel de la minorité) évalue l’affirmation beaucoup plus favorablement que le deuxième groupe (avec le rappel). On accepte donc le message tout en rejetant le groupe qui s’est battu pour ce message. C’est la cryptomnésie sociale ».


PS : L'exemple d'Angoulême est désormais "glorifié", y compris sur des plateaux de débats 100% masculins (comme ce 10 janvier 2016 à la télé belge). Et si vous aussi, messieurs, en preniez de la graine, en vous retirant publiquement de toute tribune d'où les femmes sont absentes, ou scandaleusement minorisées ? Voilà qui aurait de la gueule

Mis à jour (Dimanche, 10 Janvier 2016 13:21)