L'école est finie

Moi j'aimais l'école. Malgré ce qu'on n'appelait pas encore le ''harcèlement'', malgré ce que les profs ne considéraient pas comme des humiliations mais qui en étaient, malgré les exigences parfois démesurées de mes parents qui affrontaient leurs angoisses en se focalisant sur les points perdus, j'aimais apprendre, interroger, résoudre des questions au-delà de celles qui m'étaient posées. Je détestais les week-ends et les vacances, et les (rares) périodes de maladie qui me bouclaient à la maison étaient autant de drames.

J'étais bonne élève, en tout ou presque, répondant à la fois aux ambitions scientifiques de mon père et aux passions littéraires de ma mère. J'étais aussi une tête sans corps, sans émotions (du moins sans leur expression), aux révoltes aussi violentes qu'intériorisées. L'élève parfaite, en dehors de quelques détournements de consignes qui m'ennuyaient déjà.

Cet ''ennui'' et ces contournements m'ont sans doute sauvée du destin de brillante idiote qui m'était tout tracé. Je considère aussi comme une ''chance'' le fait que tout au long de ma scolarité, il y a eu plus brillante que moi, et que j'étais donc condamnée à rester la deuxième, l'éternelle ''Poulidor' comme dans cette délicieuse chanson de Coline Malice.

Anxiété de la performance, manque d'estime de soi

Tout cela me revient en ce moment où sur Facebook, des parents fiers et aimants annoncent la réussite de leur enfant aux innombrables épreuves qui commencent déjà en primaire, tandis que d'autres parents, non moins aimants et fiers, consolent le leur qui n'a pas passé l'obstacle. Il y a aussi, hélas, des parents tout aussi aimants mais gênés, ou furieux et malaimants, qui gardent leur honte et leur colère pour eux. Certaines écoles connaissent un taux d'échec hallucinant (reviens, Marguerite, ils sont devenus fous!)

Alors on glose sur le manque de ''bienveillance'' de certain·es profs après une année aussi éprouvante pour les jeunes (pour les profs aussi d'ailleurs). Mais la question à poser me semble plus fondamentale : c'est quoi, cette manie de l'examen, du certificat, qui commence dès le plus jeune âge, avant de contaminer de plus en plus le monde professionnel, avec ses "évaluations" menant ou non à des "récompenses", en termes de salaire, de reconnaissance ou plus basiquement même, de maintien dans l'emploi? En principe, il s'agit de faire le point sur les "acquis" et les capacités à aller plus loin; et si le but implicite était aussi (surtout?) de s'habituer au jugement des autres, au stress, à la supériorité de la concurrence sur la coopération, ce qui n'est pas sans effets sur le type de société dans lequel nous vivons?

Ce qu'exprime dans le Devoir le sociologue Antoine Baby, en évoquant une ''école d’obédience néolibérale dont le rôle est de maintenir en l’état les structures et le fonctionnement d’une économie néolibérale. Pour remplir ce rôle, il faut une école capable de produire et de maintenir des différences fonctionnelles entre les personnes de manière à fournir une force de travail stratifiée-hiérarchisée adaptée à la nature d’une économie de ce type. Il faut donc en fin de compte disposer d’une petite élite de gens très instruits et possédants pour prendre les commandes, mais aussi des gens moyennement instruits pour mettre en place les impératifs de la production et finalement de beaucoup de gens peu instruits pour la production ou pour constituer une sorte de réserve de main-d’œuvre''.

Et il poursuit : ''J’avance comme hypothèse de travail que cette école hautement sélective et discriminatoire est un facteur très important de la détresse des enfants et des adolescents comme elle se manifeste dans l’anxiété de performance, le manque d’estime de soi et la perte d’autonomie''.

Comme remède possible, il propose une école où notamment, ''il n’y a pas d’autres évaluations que des évaluations qualitatives où l’élève est comparé à lui-même et non à ses camarades''. Où il s'agirait donc d'amener chaque enfant, chaque jeune, le plus loin où il lui est possible d'aller, dans le respect de ses intérêts et de ses choix (qu'on peut appeler ''options''), là où les efforts font sens pour arriver à un but qu'on s'est fixé, même si on doit d'abord s'égarer en chemin.

 

Concurrence ou coopération

Je terminerai par un souvenir personnel. Je devait avoir 14 ou 15 ans et pour une fois, j'étais l'Anquetil (ou l'Eddy Merckx) de ma classe, avec un premier prix en français. Ce n'était pas une performance exceptionnelle, puisque j'étais dans l'enseignement néerlandophone. Non, ce qui m'a marquée, c'est la suite : après m'avoir attribué le maillot jaune et la médaille d'or réunis, l'école me les retirés, publiquement, en pleine cérémonie de remise des prix, parce que j'avais laissé copier à l'examen une camarade moins douée que moi. C'était censé m'apprendre la réprobation de la ''tricherie'', mais je l'ai entendue comme une punition d'un geste de solidarité. Une façon cuisante de faire savoir que la concurrence doit toujours passer avant la coopération.

Heureusement, cette leçon-là, je l'ai refusée avec toute la force que m'a donnée l'humiliation vécue ce jour-là.

 

Mis à jour (Dimanche, 27 Juin 2021 09:19)