Fictions

Chauve qui peut

Au début, personne ne voulut y croire.

Encore un coup des islamistes, dénoncèrent les uns.

Une fake news répandue par le lobby des chauves ! proclamèrent les autres.

A la télévision, des experts mal rasés et aux yeux rougis de tant de nuits sans sommeil commentaient d'une voix lasse courbes et graphiques, essayant de démentir un scoop qui les mettait visiblement mal à l'aise.

Pourtant, il fallut bien se rendre à l'évidence.

En effet, comment expliquer autrement cette brusque remontée des contaminations en Espagne, où les mesures sanitaires étaient pourtant scrupuleusement respectées... ?

Pourquoi ces clusters soudains dans des lieux rigoureusement distanciés et masqués, pourquoi cette soudaine flambée dans les salons de coiffure... ?

Un cas particulier frappa les espits, débouchant sur une hypothèse audacieuse. Dans un cinéma du centre ville, un spectateur qui s'était endormi durant la projection d'une rétrospective des films de Godard, avait laissé aller sa tête contre le dossier de son fauteuil ; à la séance suivante, une autre fan, assise à la même place, avait également fini par succomber au sommeil. Les deux furent testés positifs. Or ils n'avaient aucun contact commun en dehors du cinéaste adoré dans leur jeunesse, la contamination n'avait donc pu se faire que dans le fauteuil de cinéma. Aucun doute possible : elle était passée par un cheveu, dont un exemplaire fut retrouvé, grouillant de bestioles aussi microscoopiques que malveillantes.

En s'appuyant sur cette donnée, les chercheurs purent résoudre une série d'autres mystères, pour en arriver à cette conclusion inédite : le virus se transmettait par les cheveux.

 

Allez expliquer ça à une population où la chevelure était considérée à la fois comme un critère de soin de soi, de position politique et de laïcité ! Comment imposer les nouvelles consignes ? Le shampooing hydroalcoolisé trois fois par jour, des peignes jetables et des brosses désinfectées après chaque usage, et enfin l'obligation de se couvrir les cheveux dans l'espace public. Ce dernier point tombait particulièrement mal, car les autorités venaient de voter une interdiction du port du foulard chez les fonctionnaires, dans les commerces et plus largement, dans les principales interactions sociales. Un conseil national de sécurité se réunit donc avec les meilleurs spécialistes de la communication contradictoire, domaine dans lequel, heureusement, la Belgique méritait un prix d'excellence.

 

La nouvelle se répandit comme une traînée de virus. Les ricanements jaillis spontanément en Iran et en Arabie Saoudite se figèrent aussitôt. Car non seulement le cheveu masculin était tout aussi concerné que le féminin, mais on comprit très vite que la malédiction concernait d'autres poils, dont en premier lieu les barbes, qu'il faudrait donc soit raser, soit dissimuler sous un masque, ustensile qu'il était désormais recommandé de porter sous le menton. Il en fut de même des papillotes des hassidim : rasés ou cachés. Dans un souci pédagogique comme celui qui avait, quelques années auparavant, consisté à retirer la cigarette de la bouche de personnages célèbres sur des affiches commémoratives, on vit des transformations surprenantes dans des archives d'émissions télé : Dali sans sa moustache, Axel Witsel sans sa tignasse et Michel Serres sans les sourcils broussailleux qui surlignaient si joliment son regard pétillant. Les statues de barbus célèbres, jusque là seulement déboulonnées ou couvertes de peinture rouge, furent épilées, et les plus fanatiques s'en prirent également à la crinière des chevaux sur lesquels ces héros étaient si souvent assis. Quelques féministes se permirent d'ironiser sur la place démesurée des barbus à cheval dans l'espace public, mais se firent aussitôt rabrouer lorsqu'il fallut aussi couvrir ou couper les belles chevelures de la Liberté, la Maternité ou la Justice qui trônaient au milieu des places.

A droite, Trump se battit jusqu'au dernier tweet pour conserver sa houpette, tandis qu'à gauche, l'affiche classique de la sainte-trinité, Marx, Lénine et Staline, dut être photoshopée à la hâte pour faire disparaître chevelures, barbiche et moustache. L'effacement d'éléments dérangeants sur les photos ou dans les films avait, heureusement, bien des précédents.

 

Il restait, bien sûr, des poches de récalcitrants, qui accusaient pêle-mêle les fabricants de perruques synthétiques avec lesquels les pseudo-experts avaient des liens bien connus, les multinationales ayant des produits de rasage dans leur catalogue, les skinheads qui pouvaient désormais, sans même recourir à la triche, prétendre à une multiplication exponentielle de leurs troupes, et aussi (par habitude et au choix, biffer les mentions inutiles) les islamogauchistes, la CIA, le Mossad ou encore ce bon vieux Satan. Et bien sûr la Suède, toujours aussi fière de son non alignement, refusa de dynamiter ses salons de coiffure, malgré les recommandations de l'OMS.

 

Au fur et à mesure que les poils se faisaient discrets, rasés ou couverts, les hôpitaux se vidaient, les gens continuaient certes à mourir mais d'autre chose, qui ne donnait pas lieu à des statistiques alarmantes.

Il y eut un automne, puis un hiver suivi d'un printemps, et enfin un été et ses records de canicule, où les corps se dénudèrent, révélant de rares toisons rebelles, les peaux glabres et entièrement épilées étant devenues la norme, preuve que l'humain peut s'habituer à tout. On déplora de rares incidents (poil aux dents), quelques altercations (poil au menton), mais globalement, le virus paraissait bel et bien vaincu (.... non, rien).

 

PS : des sources bien informées nous communiquent l'apparition d'un nouveau péril, qui se transmettrait par le regard et le son de la voix. Un beau défi en perspective pour nos futurs protecteurs.

 

Molenbêque-Plage

 

 

Molenbêque-Plage

 

 

Qui aurait pu croire, quelques dizaines d'années plus tôt, que ce lieu deviendrait un jour the place to be, la commune désertée par les petits dealers et les candidats kamikazes aux noms exotiques, pour le plus grand profit d'honnêtes marchands d'armes et des filiales de la mafia russe ? Désormais, demandeurs d'asile économique franco-ucclois et réfugiés climatiques knokko-ostendais se retrouvaient ici aux côtés de fonctionnaires de la CEE, de CEO surpayés ou encore d'agents de la CIA reconnaissables à leurs lunettes solaires solidement plantées sur le nez, même durant les 300 jours d'averses nationales, rebaptisées « drache fédérale » sans que la situation en soit améliorée. Toutes et tous se donnaient rendez-vous là, à la station de métro Philippe-Moureaux, sortie par le côté droit, à la porte Françoise-Schepmans. Il suffisait alors de descendre le long du piétonnier Yvan-Mayeur pour arriver à la plage, avec ses nombreux lieux privatifs, brasseries, saunas, cabines de massage et plus si affinités. C'était luxueux et cher, avec ses toilettes qui, à 5 euros la séance, ne se préoccupaient manifestement pas de compétitivité.

Au fur et à mesure de la montée des eaux, des Flamands avaient racheté et rénové les maisons abandonnées par les djihadistes, leurs familles et leurs amis, fatigués de la traque médiatique. Le quartier était désormais devenu le symbole même d'une gentrification réussie, et certains le surnommaient déjà N-VK, pour « Nieuwe Vlaamse Kust ». Par bonheur, il suffisait d'imaginer la prononciation de ce nouveau nom dans les médias français pour dissuader les autorités d'adopter la modification. Officiellement, on en resterait donc à Molenbêque-Plage.

Le gouvernement flamand en exil s'était installé dans un bâtiment neuf de l'autre côté du canal, près de la station de métro si bien nommée Bons-Comptes-de-Flandre. Fidèle aux traditions familiales, Dirk De Wever avait refusé d'en prendre la présidence, préférant semer cailloux et chausse-trappes sous les pieds des ministres, y compris les malheureux de son propre parti, dont il ne cessait de critiquer sournoisement les décisions. Il faut dire que son père avait été contraint à la démission après le scandale de l'accord « Zand tegen tank », échange de chars de combat de qualité flamande contre des dizaines de millions de tonnes de sable saoudien, destinées à la arrêter la montée des mers – marché de dupes dans la mesure où, si les tanks avaient effectivement permis à la monarchie saoudienne de se maintenir au pouvoir, le sable n'avait pu qu'à peine retarder l'arrivée de la Mer du Nord jusqu'à la capitale. Ce qui n'empêchait pas le gouvernement en exil de se cramponner ses convictions climatosceptiques, persuadant sa population qu'il ne s'agissait de rien de plus que d'une grande, d'une très grande marée, qui finirait bien par se retirer, permettant aux réfugiés un retour dans leurs coquettes villas, au pied de leurs beffrois pour l'instant recouverts par des eaux chargées de fuel et de sacs en plastique, à l'aspect peu ragoûtant.

L'accès de Molenbêque-Plage était donc désormais réservé aux plus chanceux, mais la réputation du lieu était telle que l'habitude avait été prise de situer tout autre lieu de Belgique (ou ce qu'il en restait) par sa distance par rapport à la maison communale, entièrement reconstruite. Pour la Grand'Place, comptez 1400 mètres, ou une centaine de kilomètres jusqu'à la ville sous-marine de Bruges, appelée aussi la « Pompéi du Nord ».

 

Ce jour-là donc, le monde ébahi découvrait, en direct, l'opération policière de grande envergure qui se déroulait à quelques 7 km sud de Molenbêque-Plage, dans le quartier Armand-De-Decker, également appelé « la petite France ». Le plus souvent, les policiers étaient accueillis par une armada d'avocats, de comptables, de redoutables fiscalistes armés de leurs logiciels anti-impôts de la toute nouvelle génération, alors que les policiers, eux, n'avaient que d'antiques calculettes solaires pour se défendre. Le temps qu'ils frappent poliment à la porte, qu'on leur ouvre précautionneusement après avoir décortiqué leurs mandats de perquisition, les documents compromettants avaient eu tout le temps de partir en fumée dans les cheminées de marbre et de disparaître dans un nuage informatique à l'empreinte écologique vingt fois supérieure aux normes autorisées.

Apparaissant sur tous les écrans, la ministre-présidente déclarait gravement que la lutte contre la fraude fiscale était désormais une priorité régionale et que les services spéciaux avaient le droit de fouiller jusqu'aux poches et aux caleçons des mauvais payeurs pour prévenir leurs méfaits, dont la nocivité pour le vivre-ensemble n'était plus à démontrer. En entendant ces mots, quelques baigneurs de Molenbêque-Plage furent pris de tels tremblements que la piscine se transforma instantanément en une sorte de jacuzzi, agité de tourbillons d'angoisse. Mais les vagues se calmèrent rapidement, chacun se souvenant de la vanité de ces annonces quasiment annuelles, liées à la découverte tout aussi régulière du gouffre budgétaire ; une fois encore, ce ne serait pas aux heureux habitants de Molenbêque-Plage de le combler.

Pourtant, cette fois, les policiers semblaient déterminés, et au moment où ils s'apprêtaient à défoncer l'une des portes cossues d'une maison de maître en style Horta reconstitué, avec vue sur mer...

 

... A ce moment-là, mon réveil se met à sonner.

Je grimace en voyant l'heure, et plus encore en prenant conscience de la date. C'est aujoud'hui que je dois remettre mon texte pour l'Union des Prospectivistes de la Jeunesse Bruxelloise (UPJB) sur le thème « Imagine ta ville à l'orée du XXIIe siècle ». Et je n'ai pas la moindre idée de ce que je vais pouvoir raconter de sensé sur cette ville de fous.

 

Remue-ménage

Je ne sais pas comment font les autres. Moi je n'y arrive pas.

 

J'ai donc dessiné le plan de l'appartement et l'ai divisé en trente zones à peu près égales. Chaque zone correspond à un jour du mois. Le premier, je commence par la chambre, je m'occupe des tables de chevet, des tentures, le dessus de la garde-robe et le dessous du lit. Le deux, je termine la pièce. Le trois je m'attaque à la bibliothèque, qui nécessité bien deux journées. Le cinq mon bureau passe à la moulinette, et ainsi de suite. Le trente, enfin, je frotte la baignoire.

Les mois de trente-et-un jours, je m'octroie une journée de repos. Si Dieu a créé le trente-et-unième jour, ce n'est pas pour rien. Sauf bien sûr en mars, qui permet de rattraper les jours manquants de février.

Quand je reçois des amis à la maison, il m'arrive d'inverser l'ordre des priorités. En été, l'apéro en terrasse s'impose, alors soit j'invite en fin de mois, soit je transfère la zone 25 en zone 10, par exemple. Mais si je choisis la fin de mois, il faut aussi que j'adapte la zone 6, car après l'apéro, ils devront probablement passer aux toilettes. S'ils restent à dîner, la zone 19, avec sa table en bois et ses chaises au tissu clair, doit également être nettoyée à fond. Tout cela demande beaucoup de rigueur et d'organisation.

Les tournées doivent aussi tenir compte des saisons, car en hiver les invités évitent la terrasse mais risquent, par contre, de réclamer une douche chaude. Il m'arrive donc d'inverser chambre et salle de bains, sauf quand ma mère annonce son passage, parce qu'elle tient à faire sa sieste dans mon lit, en zone 2, et pas sur mon divan en zone 16. Je dois en tenir compte.

 

Quand Louise est venue s'installer au-dessus de chez moi, je l'ai invitée à venir prendre le café, un matin où j'étais en congé. On était le dix-sept du mois, je l'ai accueillie dans le salon, nettoyé la veille. J'espérais qu'elle ne se rendrait ni aux toilettes, ni dans la salle de bains, ni dans ma chambre, mais elle n'y avait rien à faire.

Comme je sentais une certaine complicité s'installer entre nous, je lui ai exposé mon système en quelques mots. Elle m'a écoutée avec attention, en examinant sa tasse vide sous toutes les coutures (bien qu'une tasse n'ait pas de coutures) et dans tous les recoins (bien qu'une tasse n'ait pas non plus de recoins). Ciel, me dis-je, serait-elle sale (la tasse, je veux dire) ? Et justement elle a levé les yeux pour me demander : et pour la vaisselle, tu fais comment ?

Je n'y avais pas pensé. La vaisselle, c'est au jour le jour. Elle a pincé les lèvres. Donc, je construisais un système cosmique très élaboré, et j'oubliais d'y inclure la moitié du ciel (ou de l'enfer, cela dépend comment on considère les tâches ménagères) ?

Elle a reposé sa tasse sur la table basse (dépoussiérée, les piles de magazines classés par titre et date), et s'est mise à énumérer mes négligences : lessive, repassage, carreaux, détartrage, sans compter les soins à la personne, les factures à payer, les courses hebdomadaires, l'achat de vêtements, le dentiste… Sans quoi la vie n'est qu'anarchie et perte de temps, et imagine les malheureuses qui ont des enfants ? Voyons, m'a-t-elle lancé, quand passes-tu à la boulangerie ? Ben, quand il n'y a plus de pain… Ah, je vois ! s'est-elle esclaffée, quand il n'y a plus de pain ! Elle en pleurait presque de rire.

Une fois calmée, elle m'a demandé une feuille de papier et des crayons de couleur. Je suis allée les chercher dans le bureau, situé en zone 24, je ne vous dis pas le bordel.

Le bloc de feuilles sur les genoux, elle a dessiné le plan de l'appartement (le sien était pareil au mien, en plus rationnel sans doute). Puis chaque pièce en détail, avec les meubles, la décoration, les fonctions des différentes machines. Puis une liste d'activités plus ou moins fréquentes et régulières. Et enfin, tout ce qui relevait de l'exceptionnel, de l'accidentel, mais qu'il fallait tout de même prendre en compte. Je suis retournée dans le bureau chercher un autre bloc de papier.

Je l'ai laissée travailler jusque midi, tout ne m'occupant de la zone 17, du côté de la salle à manger. Puis j'ai fait un saut à la boulangerie et chez le traiteur pour nous chercher de quoi déjeuner. Elle a avalé son sandwich sans rien perdre de sa concentration. Enfin, vers les trois heures de l'après-midi, elle a reposé bruyamment crayons et papier, s'est rendue aux toilettes (j'aurais dû le prévoir), puis à la salle de bains (aïe), heureusement, elle ne m'a demandé de pouvoir faire une petite sieste sur mon lit.

M'invitant à venir m'asseoir à ses côtés, elle s'est mise à m'expliquer son système. Enfin ton système, légèrement adapté, s'est-elle hâtée de corriger. Quand on déposera le brevet, ce sera naturellement à nos deux noms.

(Quel brevet ?)

 

Je résume.

Pour commencer, le nettoyage mensuel est évidemment insuffisant. Du moins ça dépend des zones. Louise propose donc un code couleur ajouté à la numérotation, dont elle a affecté chaque pièce, meuble, activité.

Rouge pour le décrassage quotidien – par exemple la vaisselle, la cuisine – bleu pour les activités hebdomadaires – changer les draps – vert pour ce qui peut attendre un mois – les vitres – jaune pour l'occasionnel – réorganisation de la penderie. Et je vous passe les différentes nuances. L'essentiel étant moins la fréquence, qui dépend des autres obligations, notamment professionnelles, que l'ordre des priorités : on ne passe au bleu que si les tâches rouges ont été correctement accomplies, et ainsi de suite, jusqu'à épuisement (des tâches).

Lucie a même prévu le coup des visites, grâce à un code mauve permettant d'identifier les zones à risque et de permuter l'ordre de passage, si nécessaire.

Tout cela peut paraître horriblement compliqué, mais avec un bon organisateur de tâches, on s'en sort sans problème. Tiens, ça me fait penser qu'il faut que je passe mon ordi à l'antivirus (tâche bleue, ne pas oublier). Pour s'y retrouver, Lucie a créé un logiciel qui prend en compte l'ensemble des cas, en intégrant tous les paramètres, maladies, vacances et jours féries, déménagement, naissance, achat d'un chien.

 

Il n'y a plus qu'à déposer le brevet. Louise veut nous inscrire au Salon des inventeurs, tiens, encore un de ces termes où le français hésite sur le féminin, inventeuse, inventrice ? Pourtant, me dit-elle, la plupart des choses utiles ont été inventées par des femmes, les essuie-glaces, les sorties de secours, la maison à chauffage solaire et même, eh oui messieurs, la bière ! Et elle éclate d'un grand rire qui me fait ravaler mon scepticisme.

Elle imagine aussi notre méthode sur YouTube, vue et appliquée des millions de fois, et crois-moi ça rapporte, dit-elle ! Ma chérie – elle m'appelle sa chérie malgré l'état de ma zone 30 bleue – ma chérie, nous allons être riches ! Et tiens, dis-moi : quand tu seras riche, qu'est-ce que tu vas faire ?

À vrai dire, je n'y ai pas vraiment pensé. Mais maintenant qu'elle me le demande… eh bien, je pense que la première chose que je ferai, sera d'engager une femme de ménage.


(Extrait de "Déserteuses", Academia-L'Harmattan, 2015)

Mis à jour (Lundi, 13 Avril 2020 08:18)

 

Un vieux film

C'est un vieux film.

Aucune mention ne permet de dater l'enregistrement, mais on devine qu'il doit remonter à une époque d'avant les années 20, celles que nos historiens ont surnommées « les années folles ».

On y découvre des images stupéfiantes. Des gens qui marchent dans les rues, sans but apparent et le visage dénudé. Pour se saluer, ils s'emparent de la main de l'autre et la secouent vigoureusement, certains vont même jusqu'à des embrassades à la limite de la décence. Ils trouvent normal de protéger leurs parties génitales, mais pas leur bouche et leur nez ! Et ces ancêtres s'étonnent de leur espérance de vie limitée. Celle qu'ils appellent avec fierté leur « doyenne » aurait atteint 122 ans. 122 ans, et dans quel état ! Les bouffons !

 

C'est en vidant la maison de sa grand-mère que Carla est tombée sur ces archives. Aujourd'hui personne ne s'y intéresse plus, en dehors de quelques chercheurs qui observent ces images avec la même fascination condescendante que pour les bisons tracés sur les parois des cavernes. Les Réseaux ne diffusent guère ces vieilleries, dont la médiocre qualité technique n'a d'égal que celle de leurs messages dépassés, sinon carrément dangereux, au vu de nos connaissances actuelles.

Il n'est pas explicitement interdit de regarder ces films, mais comme on ne les trouve nulle part, nous avons éprouvé un délicieux frisson de transgression en organisant cette soirée, avec quelques amis invités dans notre vaste salon, dont les dimensions permettent de respecter la distanciation sociale réglementaire entre les convives. Au menu, chips, bière et pizza déposée sur le seuil par un étudiant en trottinette atomique, déjà disparu lorsque nous avons ouvert la porte en réaction à son texto – il paraît que dans le temps, les livreurs n'hésitaient pas à enfoncer un bouton de sonnette avec un doigt non protégé, on imagine l'hécatombe.

La grand-mère de Carla était encore une jeune fille au moment de la Grande Transition, et elle aimait raconter la vie d'autrefois, dans sa ville surpeuplée, avec ses foules dans les rues et les magasins, ses ouvriers sur les chantiers et ses voyageurs agglutinés dans les transports dits « en commun » - rien que ce terme, « en commun », suffit à donner froid dans le dos. On côtoyait des inconnus dont on ignorait tout, à commencer par leur statut sérologique et leur respect des recommandations d'hygiène. A l'époque le lavage des mains n'était même pas obligatoire, laissé à l'appréciation de chacun. Aucune sirène n'alertait les distraits et aucune amende ne sanctionnait les récalcitrants. Les vérifications automatiques des quantités d'eau utilisées n'étaient même pas mises en place, alors que ces gens, selon la grand-mère de Carla, maîtrisaient pourtant déjà des rudiments d'informatique.

 

Une fois les pizzas découpées, Carla a lancé le film, sur un vieux lecteur également récupéré chez sa grand-mère. Mais elle a dû arrêter après quelques minutes, tellement Nico riait, on a craint qu'il ne s'étrangle avec sa pizza. C'est qu'on voyait justement sur l'écran, comme en miroir déformé de notre propre réunion, un groupe d'amis en train de regarder un film, affalés sur un divan – un seul divan pour quatre, sans respecter les distances de sécurité, sans masques ni gants ; une des filles avait même le nombril à l'air, quand on sait tout ce qui peut s'introduire sournoisement dans un nombril ! Et ils arrachaient des bouts de leur pizza à mains nues, les portaient à leur bouche et quand le morceau étaient trop grand, le poussaient même à l'intérieur avec leurs doigts et tous les germes qui vont avec. « C'est pas possible, c'est une parodie... » dit Nico en reprenant son souffle, lui qui télétravaille pour un hôpital en dirigeant de chez lui les robots médicaux et infirmiers chargés de réparer les organes défaillants, suite à un accident, une agression ou une obsolescence non programmée, car malgré toutes les précautions, comme il aime répéter « le risque zéro n'existe pas » - il a déposé un brevet pour cette formule originale qui lui est venue un matin où il faisait son jogging sur son tapis roulant qui s'est arrêté brusquement, le projetant vers l'avant au prix de deux dents.

Carla a relancé la projection ; dans le film les amis étaient toujours dans leur divan, et je te passe une part de pizza, et je bois au goulot de ta bouteille de bière, et je te fais des papouilles dans le cou... incroyable. Nos rires avaient été remplacés par une stupéfaction croissante : ainsi des humains, êtres déjà doués de raison selon les écrits anciens, avaient pu avoir de tels comportements irresponsables, en des temps somme toute pas si reculés, puisque la grand-mère de Carla les avait connus dans sa jeunesse.

Quelqu'un a fait remarquer que le cinéma n'était pas forcément un reflet fidèle de la réalité et que la fiction permettait toutes les fantaisies. Lors de ses études il avait visionné un classique encore plus ancien, où l'on voyait un singe géant s'attaquer à des gratte-ciels ; cela ne voulait pas dire que de tels singes avaient vraiment existé. Mais quelqu'un d'autre lui a rétorqué que l'imagination avait tout de même des limites, notamment celles de la responsabilité sociale, que personne n'allait s'identifier au singe géant mais que par contre, des esprits plus faibles pouvaient prendre exemple sur ces jeunes gens insouciants, vouloir tester la proximité physique ou la nourriture à ingestion manuelle, ce qui risquait de mettre en danger leur entourage ou même l'humanité tout entière.

Sur cette parole forte, le silence s'est fait, et certains ont même subrepticement reculé leur siège hors de portée virale de leurs voisins les plus proches.

Durant ces échanges l'histoire s'était poursuivie sur l'écran, et à présent les mêmes amis étaient assis côte à côte dans un auditoire, les yeux rivés sur un professeur qui traçait toutes sortes de signes sur un tableau, les entourant de ronds reliés par des flèches – ils ne connaissaient pas les cours à distance, à cette époque ? Un gros plan sur un garçon et une fille, qui se pelotaient déjà dans la scène du divan, révélait des doigts entrelacés, en l'absence de toute trace de gel hydroalcoolique. Soudain, la fille chuchotait quelques mots à l'oreille du garçon, toujours sans masque, alors même que le conduit de l'oreille est un boulevard pour les agents infectieux, remarqua à voix haute Nico, qui n'avait plus du tout envie de rire.

Vous voulez vraiment regarder ça... ? lâcha-t-il quelques instants plus tard, alors que les jeunes gens venaient de se précipiter dans une chambre et se jetaient sur un lit, face à face, la bouche de l'un à portée de postillon de celle de l'autre, et se rapprochant encore. Non, ils n'allaient quand même pas... ? Sans même se brosser les dents ?

 

 

Hé les gars... dit Carla soudain, coupant la projection au moment où les jeunes gens allaient entrer en pleine action.

- Quoi, qu'est-ce qu'il y a... ?

- Il y a qu'il va être huit heures et qu'on est le 16 mars.

- Ah oui...

Naturellement, tous savaient ce que signifiait le 16 mars à 20h : une coutume venue d'on ne savait où, qui consistait à ouvrir sa fenêtre, y passer la tête et applaudir, durant cinq minutes, chacun à son tour. Personne ne savait exactement ce qu'on applaudissait, mais c'était un des rares moments où d'un immeuble à l'autre, les voisins se faisaient face, et pour rien au monde Carla ne l'aurait raté. A ceux qui se moquaient d'elle, plus ou moins gentiment, elle rétorquait que tous nous faisions chaque jour un tas de choses que nous serions bien en peine de justifier, si quelqu'un nous posait la question. Carla avait d'ailleurs sa théorie sur le sujet, venue de sa grand-mère, encore : lors d'une terrible épidémie, qui avait décimé la planète, les gens avaient pris cette habitude de vérifier tous les soirs lesquels de leurs voisins étaient encore vivants, en s'applaudissant aux fenêtres. Peu vraisemblable, mais pour faire plaisir à Carla on faisait semblant d'y croire. En tout cas il en restait cette trace annuelle, répandue dans de nombreux pays, même si la date et l'heure variaient dans l'espace et dans le temps. Quelques applaudissements ne pouvaient pas faire de mal, à condition de se laver les mains immédiatement après.

Ce même 16 mars, une brève cérémonie avait lieu devant le Monument à l'Infirmière Inconnue, sur lequel quelqu'un avait tracé, en lettres indélébiles, un slogan que finalement les autorités avaient renoncé à effacer ou à dissimuler : « Il y a plus inconnu que l'Infirmière Inconnue : la Femme de ménage ! »

On a donc docilement fait la file pour quelques secondes à la fenêtre, clap-clap-clap, jamais plus de deux à la fois, avec un petit signe à la personne d'en face, en espérant qu'elle n'appellerait pas la police pour dénoncer ce rassemblement suspect. Même si Carla disposait des attestations nécessaires, une visite policière n'est jamais agréable.

- Tu viens, Nico... ?

- Non, trop froid, bougonne-t-il

Nico se la joue parfois chef de bande, même s'il n'y a plus de bande possible puisque tout regroupement de plus de cinq personnes est interdit, sauf autorisation spéciale. Il y eut un temps où les professions médicales s'étaient dévalorisées et d'ailleurs fortement féminisées, toujours d'après ce qu'en racontait la grand-mère de Carla. Difficile à croire aujourd'hui que nous savons que la santé est notre bien le plus précieux, auquel il vaut la peine de sacrifier tout autre besoin. Notre longévité en dépend, en attendant que les promesses d'immortalité se réalisent. Nico dirige aussi un laboratoire dont les résultats font la fierté de notre pays. Aussi, s'il ne veut pas se lever pour participer au rite, personne ne songe à le lui reprocher, et s'il exige que la projection soit remise en route, Carla se précipitera pour relancer le film.

Où en étions-nous... ? Ah oui, l'imprudente étreinte. Comme on ne sait pas combien de temps elle dure, Carla propose de la passer en accéléré, pour être sûrs d'arriver au bout avant le couvre-feu. Seul Nico a l'autorisation de circuler la nuit, et on sait que ce n'est pas lui qui va ramener les autres à la maison, même s'il a le droit exceptionnel de transporter des gens à l'arrière de son ambulance.

On a donc observé la scène avec un détachement feint. Dès que les protagonistes en ont fini en se jetant sur le dos, le garçon a saisi un paquet sur la table de chevet et, vous le croirez ou non, il a allumé une cigarette, avant de la tendre à la fille. Une cigarette ! Ce seul moment suffirait pour justifier une interdiction aux moins de 80 ans.

Puis tout le monde s'est levé très vite pour reprendre vestes et manteaux, ajuster les masques et plonger dans la nuit, après les salutations distanciées d'usage. J'espère qu'on ne fera pas de cauchemars ! a lancé Chloé sur le pas de la porte.

 

Une fois seuls, Carla et moi avons échangé un simple regard, qui nous suffit pour nous comprendre. Puis nous avons débarrassé les verres, les bouteilles et les restes de pizza. Tu veux revoir la séquence... ? m'a-t-elle demandé, connaissant ma lenteur à l'allumage. Nous l'avons donc regardée ensemble, sur le divan, nous rapprochant subrepticement sans prendre aucune des précautions d'usage. Nous avons même laissé le film se dérouler plus loin, dans l'espoir d'une autre scène suggestive ; mais peu après le moment d'intimité, les jeunes gens se disputaient et c'était tellement banal que Carla a coupé le son, m'a tendu la main et m'a simplement dit : viens.

Nos coeurs battent très vite tandis que nous nous dirigeons vers la chambre, entrelaçant nos doigts dégantés et nos yeux échangeant le désir fou d'oublier toute prudence, le temps d'une nuit.

Contrairement aux personnages du film, nous n'avons aucune excuse. Nous connaissons les risques. Au cas où, sachez que nous avons déposé nos deux testaments bien en vue sur la table de la cuisine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Confinée

Jour après jour, du matin au soir, elle reste assise devant sa fenêtre.

La fenêtre donne sur la rue. La rue donne sur la ville, la ville donne sur le monde. Le monde donne sur l'infini..

Au début quand les visites ont été interdites, sa fille venait se poser sur le trottoir, et elles pouvaient se voir, se faire signe à défaut de s'entendre, sa chambre est au troisième étage de la Résidence. Maintenant, même cela n'est plus possible. Alors on leur a distribué des tablettes, on leur a expliqué le fonctionnement, mais ses mains tremblent trop, et c'est l'aide soignante, ou la femme de ménage, qui doit la tenir pour elle. Elles sont gentilles, les aide-soignantes et les femmes de ménage, elles font comme si elles n'écoutaient pas, mais bien sûr elles entendent, si au moins sa fille avait voulu apprendre le polonais, ou le yiddish, elles pourraient garder un semblant d'intimité, mais en français c'est pas pareil ! Et puis c'est quoi cette façon de communiquer ? Quand elle parle à la photo posée sur sa table de chevet, elle passe pour folle, tandis que quand elle s'adresse à cet objet froid, qui ne lui appartient même pas, elle passe pour moderne !

La première fois qu'elle a aperçu le visage de sa fille sur l'écran, elle a spontanément avancé la main pour le toucher, mais la kiné qui lui tenait la tablette ce jour-là a arrêté son geste : les objets peuvent aussi transmettre la maladie. D'une certaine manière ça l'a rassurée, que les objets soient aussi dangereux que les humains.

Il faut manger, lui a dit l'infirmière ce matin. Avant, sa fille lui apportait une douceur, parfois un plat cuisiné par elle, ça lui rappelait combien elles étaient toutes deux piètres cuisinières et comment elles en riaient ensemble. La cuisine de la Résidence est bien meilleure, est-ce sa faute si elle n'a pas d'appétit ? Mais non, bien sûr, elle ne veut pas se laisser mourir de faim, pas maintenant. Pas quand le dernier regard qu'on emporte est déformé par des lunettes de protection et que la main qu'on tient, si on a la chance d'en tenir une, porte des gants.

Alors elle mord et elle mâche et elle avale, elle mord elle mâche elle avale, sans quitter la fenêtre des yeux. La fenêtre qui donne sur la rue. La rue qui donne sur la ville, la ville qui donne sur le monde. Le monde qui donne sur l'infini, cet infini peuplé de souvenirs.

 

 

Version audio disponible sur le Grain des Choses 

 
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