Retraite

L'enveloppe bleue est arrivée le lundi matin, avec son cachet officiel. Elle connaissait la date où elle la recevrait, puisqu'elle situait précisément le début du compte à rebours, comme un fumeur repenti se souvient à la minute près du moment de sa dernière cigarette. Elle en devinait aussi le contenu. Elle la prit du bout des doigts et la posa sur la table du petit-déjeuner. Lucas lui lança un regard interrogateur, mais d'un geste de la main elle lui indiqua qu'elle n'avait pas l'intention de l'ouvrir immédiatement.

Elle connaissait la règle. Elle ne pouvait pas dire qu'elle était prise en traître. Lorsqu'elle avait décidé, dix ans auparavant, d'être à charge de la collectivité, elle savait qu'il y aurait une limite. À son âge, en pleine possession de ses moyens et avec encore de belles perspectives de promotion, elle avait soudain tout lâché. Elle estimait avoir à peine vu grandir ses filles, et totalement loupé ses petits-enfants. Elle n'allait pas rater aussi les arrière-petits-enfants, car malgré son insolente santé, elle n'était pas sûre de pouvoir profiter pleinement de la génération d'après.

Tu vas être en retard, dit-elle à Lucas qui prenait tout son temps pour boire son café. Il avait déjà échappé à deux vagues de licenciements, ses compétences pointues le protégeaient mais son manque de ponctualité finirait par lui jouer des tours. Et ils auraient bien besoin de son salaire, bientôt l'unique revenu de la famille. La perspective de dépendre de lui déplaisait à Léa, mais elle ne voyait pas d'autre issue. Ses dix années de retraite étaient terminées, dans un mois elle n'aurait plus droit à rien. Pire, si elle ne se présentait pas à l'hôpital pour sa piqûre finale, elle devrait rentrer dans la clandestinité. C'était là précisément le contenu de l'enveloppe : la date et l'heure du dernier rendez-vous.

Lucas était d'accord. Du moins, dix ans auparavant, quand on avait fêté son septantième anniversaire à elle et qu'elle avait annoncé, aux invités médusés, qu'elle mettait fin à sa carrière, il l'avait soutenue. À mesure que l'échéance se rapprochait, il semblait plus hésitant. Ils en parlaient moins souvent et ces derniers temps, plus du tout. Un soir au coin du feu, elle le lui avait dit : je n'irai pas. Il avait détourné les yeux vers les flammes puis changé de sujet.

Elle aurait voulu lui dire qu'elle s'était renseignée, qu'elle avait même pris contact avec l'un de ces groupes rebelles, ces Panthères Grises qui terrorisaient les jeunes dans les cités et dont les méfaits faisaient les délires et les délices des médias. Bien qu'interdit à la radio nationale, leur rap faisait un tabac : « Décéder ou dissider, à toi de décider ! » La société se protégeait comme elle pouvait. Des rafles régulières dans les parcs ou les transports en commun avaient permis de mettre hors d'état de nuire quelques dizaines de ces parasites ; mais on savait que, comme dans la chanson, à chaque rebelle qui tombe un ami sort de l'ombre à sa place. Des rondes citoyennes traquaient les illégaux et n'hésitaient pas à dénoncer les complices qui leur venaient en aide. Certains hypermarchés interdisaient désormais l'entrée à tout senior non muni de son carnet de travail. Comment manger ? Où dormir ? Léa savait tout cela, et maintenant que l'échéance était là, dans cette enveloppe posée sur la table, elle n'était plus aussi sûre de pouvoir compter sur Lucas.

Pourtant, tout en elle s'obstinait : je n'irai pas.

Lorsque Lucas fut parti, elle s'assit à la table encore encombrée des restes du petit-déjeuner. L'automne était exceptionnellement doux, l'arbre qui se balançait derrière la fenêtre hésitait à se débarrasser de ses feuilles ; mais il suffirait d'une seule journée venteuse pour le mettre à nu. Elle s'en rendait compte seulement maintenant, tout au long de ces années, elle avait espéré un miracle : un changement politique, une révolution sociale, une catastrophe naturelle qui aurait bouleversé les règles du jeu. Parfois, elle perdait vraiment le contact avec la réalité, se gronda-t-elle ; impossible pour une société d'assumer ces gens qui s'entêtaient à vivre de plus en plus en plus longtemps. Dix ans de prise en charge, c'était déjà très généreux.

Elle se versa une autre tasse de café. Très mauvais, le café, pour sa tension ; cette mise en garde de son médecin la fit ricaner. D'un geste vengeur, elle remplit sa tasse à ras bord. Il lui avait aussi recommandé d'éviter les émotions trop fortes. Elle s'imaginait renvoyer à l'Office des Pensions l'enveloppe bleue, toujours fermée, accompagnée d'un petit mot : désolée, ma santé m'interdit de vous lire.

Son quatre-vingtième anniversaire avait été plus sombre, car même si personne n'en parlait, tout le monde savait. Chaque au revoir avait le goût d'un adieu. Les anciens collègues ne donnaient plus signe de vie, même les amis avaient cessé de téléphoner. Les enfants et petits-enfants avaient leurs propres soucis. Certains, sans doute, lui en voulaient pour ces dix années de folle liberté, dont eux-mêmes n'étaient pas sûrs de pouvoir profiter un jour. D'autres avaient simplement déjà pris congé d'elle, comme on fait son deuil après une dernière visite en soins palliatifs.

N'avait-elle donc élevé que des êtres soumis, des rampants, songea-t-elle même avec amertume. Pas de rebelles dans la famille ? Elle savait sa colère injuste ; elle-même n'avait rien fait pour retenir son père, au quinzième anniversaire de sa retraite – à l'époque, on avait droit à quinze années de répit, le pays était plus riche, les gens s'accrochaient moins à la vie. Elle l'avait accompagné à l'hôpital, lui avait tenu la main jusqu'à l'ultime soubresaut, au dernier moment il s'était tourné vers elle, avait souri et elle avait cru lire sur ses lèvres ces quelques mots : toi, tu n'iras pas. Je n'irai pas, confirma-t-elle à haute voix.

Elle se leva et débarrassa la table, avec une énergie retrouvée. Inutile de traîner, d'attendre la dernière minute. Elle songea à laisser un mot, mais renonça : toute chose qu'elle aurait pu écrire lui paraissait pompeuse, déplacée. Elle monta dans la chambre et jeta quelques affaires dans un sac à dos. Pas la peine de s'encombrer pour ce voyage. En redescendant, elle vérifia que la cuisine était bien rangée, puis ferma la porte et jeta la clé dans la boîte aux lettres.

À ce soir, avait dit Lucas en partant. C'était pas mal, comme dernier échange. Mieux en tout cas que : tu es folle, ne fais pas ça, mais est-ce que tu te rends compte… toutes choses qu'il lui aurait sans doute lancées, si elle lui en avait laissé l'occasion. Et il aurait sans doute terminé par le pire : et ma carrière, et la réputation des enfants, c'est toute la famille qui sera montrée du doigt, non, tu ne peux pas nous faire ça… Le genre de choses qu'on dit, quand on est à bout d'arguments, tellement risibles quand on songe à tout ce que les humains sont capables de se faire les uns aux autres.


Extrait du recueil "Déserteuses", Academia-L'Harmattan 2015

Mis à jour (Vendredi, 20 Décembre 2019 12:03)