Liberté d'expression : gare au boomerang

 

C'est une info que j'ai vu passer sur Facebook et qui m'a plongée dans un abîme de réflexions : "A Bordeaux, un débat avec Sylviane Agacinski annulé après des «menaces violentes»".

L'article était accompagné d'un commentaire de la sociologue Irène Théry, que je reprends ici : « Je n'ai pas besoin de développer mes désaccords avec Sylviane Agacinski. Elle disqualifie par tous les moyens rhétoriques imaginables les formidables familles que je connais et qu'elle ne connait pas. Elle parle de la GPA in abstracto, à coup de formules, sans l'avoir étudiée et confond sciemment les situations les plus opposées au plan humain, moral, juridique. Elle combat l'homoparenté qu'elle voit comme un effacement de tous les repères et a été la seule intellectuelle se réclamant de la gauche à aller encore combattre le mariage pour tous sur les plateaux télés alors que le projet était déjà à l'Assemblée et La Manif Pour Tous dans la rue. Elle a recommencé avec la PMA tout récemment.(...).
Je ne connais pas cette affaire autrement que par les journaux et je pense qu'il faut rester prudents tant qu'on ne sait pas dans quelles circonstances précises la direction de l'université a pris sa décision.
MAIS JE LE DIS : Les cas de ce genre se multiplient. Il est GRAVE qu'elle n'ait pas pu faire la conférence pour laquelle elle avait été invitée. Il est GRAVE.que de petits groupes d'étudiants croient "révolutionnaire" de combattre la liberté d'expression, notre bien démocratique le plus précieux. Il est GRAVE qu'ils parviennent à leurs fins et que que la liberté de parole ne soit plus assurée à l'Université
 ».

 

« On ne peut plus rien dire ! »

Contrairement à Irène Théry, je partage avec Sylviane Agacinski l'opposition à la GPA. Mais c'est bien le seul point commun possible. Pour le reste, je suis en désaccord complet avec des positions réactionnaires qui, je le conçois, peuvent faire bondir ou même blesser certaines personnes. J'ai aussi l'habitude d'ironiser sur les « ouin ouin » des racistes, sexistes, homophobes... (liste à compléter) qui se répandent sur le thème « On ne peut plus rien dire ! », alors même que leurs banalités, voire leurs insultes, se retrouvent à chaque coin de rue et de média.

Et pourtant, j'éprouve un gros malaise à l'idée qu'on empêche par des menaces une conférence (qui plus est contradictoire, selon l'article) sur un sujet qui de fait est l'objet de débats. Plus largement même, je pense qu'on a le droit de dénoncer un·conferencier·e, un·e artiste, y compris avec virulence ; qu'on a le droit d'appeler à les boycotter, ainsi que les organismes qui ont cru bon de les inviter. Mais les empêcher de parler... ?

Il est vrai que j'ai moi-même, très récemment, mené une offensive contre la venue du masculiniste Yvon Dallaire à Liège. J'ai même par le passé participé à des actions contre sa présence, et je me suis réjouie de l'annulation d'un colloque sur les violences conjugales auquel il était invité à Charleroi.

Mais à chaque fois, pour moi l'indignation s'adressait aux organisateurs·trices : inviter certains personnages est déjà une prise de position, surtout quand on a été alerté·e sur ce qu'ils représentent. On peut me rétorquer que s'opposer à une invitation est une forme de censure « douce », pour ne pas dire hypocrite, mais non : Il y a tant de gens intéressants (ce qui ne signifie pas forcément "en accord avec moi"...) qu'on n'invite jamais, tant d'auteurs et d'autrices dont les livres ne sont pas mis en avant, tant d'artistes qui ne passent jamais à la radio ou à la télé. En invitant un·e artiste, un·e conférencier·e, on fait des choix. Et ces choix-là, on a le droit de les contester.

Pour prendre quelques exemples concrets, pour moi Polanski a le droit de montrer ses films, Orelsan de chanter, Finkelkraut de donner des conférences... Et moi j'ai le droit de les ignorer et de le faire savoir, ou de boycotter la librairie Filigranes à Bruxelles, depuis qu'elle a déroulé le tapis rouge pour Eric Zemmour.

 

Quelles limites ?

Tiens, justement, Zemmour ! En voilà un qui m'oblige à me demander où je placerais la limite de l' « acceptable ». Et Francken ? Et Marine Le Pen ? Et Dieudonné... ? La réponse la plus facile serait de placer le curseur, à partir duquel la parole peut être limitée, à la condamnation pour incitation à la haine. Mais on sait que la justice n'est pas infaillible ni tout à fait impartiale, que les lois évoluent et que de toute façon, la frontière est mince entre « incitation à la haine » et certaines « opinions » savamment enrobées (favorisant ainsi les haineux·ses qui maîtrisent bien le langage, ce qui est lié notamment aux inégalités de classe et/ou d'origine...)

La liberté d'expression est un bien précieux, que nous défendons avec d'autant plus d'acharrnement quand elle sert... nos propres convictions. C'est un peu comme la « désobéissance civile », mode de lutte revendiqué dans des domaines qui nous importent (que ce soit la défense du climat ou de l'avortement, par exemple) et vilipendé quand il sert des intérêts contraires aux nôtres (après tout, la fraude fiscale est aussi une fome de « désobéissance civile »...) Je n'irais pas jusqu'à partager ce que Voltaire n'a en fait jamais écrit, bien qu'on le lui attribue généreusement (« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »), mais je suis convaincue que l'expression dont il est important de défendre la liberté, c'est d'abord celle que nous ne partageons pas.

Il ne s'agit pas d'une quelconque position de « bisounours », mais simplement de cohérence et même, plus cyniquement, d'un intérêt bien compris. Parce que les limites aux libertés contiennent presque troujours un boomenrag qui risque, un jour ou l'autre, de nous revenir à la figure. Réclamer l'interdiction de certains discours, de certaines manifestations, justifiera un jour l'interdiction des nôtres.

Il reste en effet la question des limites, et je n'ai pas la prétention de trancher. Je dirais simplement : laissons-les les plus larges possible. Quant à ce qui nous blesse, qui blesse nos ami·es, nos camarades de lutte, ne cessons jamais de le dénoncer. Informons, éduquons, protégeons-nous mutuellement, construisons des lieux de sécurité, organisons des contrefeux...

En espérant qu'on aura bien entendu que je partage ici surtout mes propres interrogations, sans prétendre avoir des réponses définitives.