Ali Bobo et les 40 valeurs

C'est un joli mot, qui désigne un beau concept. Pourtant, je ne supporte plus de le lire ou de l'entendre.

J'y tenais autrefois, il me servait de bouclier contre la pression du quotidien, les petites compromissions confortables, des minuscules lâchetés qu'on espère sans conséquences. Oui, je pourrais avoir un meilleur boulot, un plus gros salaire, une vie plus facile, mais... cela m'obligerait à des paroles et des actes contraires à mes valeurs.

"Valeurs" : le grand mot est lâché. C'était mon talisman, mon grigri. Mais ça, c'était avant. Avant que la Grande Beaufferie ne s'empar de cette merveilleuse notion.

Désormais, on n'entend que ça : « nos valeurs ». De gauche à droite, même rengaine : "défendre nos valeurs". Bernard Westphael crée son nouveau parti ? C'est au nom de "ses valeurs" (1). Marine Le Pen lance son assaut sur la République ? C'est au nom des "valeurs de la France", guère différentes d'ailleurs pour certaines d'entre elles. C'est dire qu'au nom des mêmes "valeurs", on peut défendre des projets opposés. "Nos valeurs". Estampillées occidentales. Proclamées universelles. Tellement universelles que pour mieux s'imposer, elles doivent exclure, disons à la louche, les trois quarts de l'humanité.

 

Les piscines doivent être mixtes... pas le pouvoir

Entendons-nous bien : je n'ai pas renoncé à l'égalité, la justice sociale, les droits humains, et autres trésors. Mais je ne supporte plus cette manière de les balancer comme autant de pavés dans la gueule de ceux qu'on voudrait bien rejeter à la mer.

Dans « nos valeurs », il y a celles qu'on brandit comme si cela suffisait à nous dispenser de les mettre en oeuvre. Prenons un exemple, très en vogue actuellement : l'égalité entre les femmes et les hommes. Une valeur fondatrice de notre société, entend-on, jusque sur des plateaux de télévision exclusivement masculins. Et voilà tous les regards courroucés (et mâles) se tournant vers le malheureux Ali (appelons-le ainsi pour indiquer d'où viendrait le « péril contre nos valeurs »), sommé de s'expliquer sur son supposé refus de la mixité. Parce que chez « nous », n'est-ce pas, la mixité c'est sacré. Sinon dans les débats télévisés ou les cercles du pouvoir (surtout économique mais aussi politique et intellectuel), en tout cas dans les piscines. Voilà, c'est dit. L'inégalité, c'est comme l'enfer, c'est les « autres ». Et c'est ainsi qu'on a pu entendre Edouard Delruelle, philosophe et co-directeur du Centre pour l'Egalité des Chances affirmer très sérieusement (2) que le « patriarcat » (les guillemets sont de lui : on n'est jamais trop prudent avec les gros mots), on peut le trouver dans des « communautés hindoues d'Angleterre ». Il a dû chercher, le pauvre, mais il a fini par le débusquer. Bien sûr, pas chez nous.

On pourrait faire l'exercice avec d'autres « valeurs » tout aussi sacrées – et inappliquées. Parlons donc de respect des droits humains dans nos prisons surpeuplées ou nos centres fermés pour sans papiers. Parlons de justice sociale dans les entreprises qui jettent leurs travailleur/se/s au rebut, tout en engraissant leurs actionnaires. Et parlons de ces autres « valeurs » qu'au contraire, nous évitons d'étaler au grand jour, bien qu'elles guident plus que d'autres le fonctionnement de nos sociétés : la concurrence plutôt que la solidarité, la réussite individuelle plutôt que le progrès collectif, le « plus » plutôt que le « mieux », et j'en passe...  y compris la valeur dans son sens le plus monétaire. Des valeurs « universelles », vraiment ?

 

Des luttes moquées aux "valeurs sacrées"

Encore une fois, je précise : loin de moi l'idée de cracher sur nos démocraties, aussi imparfaites soient-elles, pour leur préférer des dictatures qui rejettent ce qu'il y a de meilleur chez nous, ne serait-ce qu'en théorie. Mais plutôt que de « valeurs » abstraites qui nous auraient été léguées par nos grands penseurs du passé (dont beaucoup étaient racistes, sexistes et/ou admirateurs des classes dominantes), il s'agit là de conquêtes, résultat des luttes des dominé/e/s ; luttes de Noir/e/s, d'immigrant/e/s, d'ouvrier/e/s, de femmes, de minorités sexuelles, luttes longtemps réprimées ou moquées ; conquêtes toujours fragiles et susceptibles de reculs si les rapports de force s'inversent, comme cela semble malheureusement le cas actuellement.

Lutte, conquête... voilà un vocabulaire peut-être un peu trop guerrier, mais les valeurs, mes chères valeurs ont été trop galvaudées. Je les remballe donc pour des temps meilleurs.

 

(1) Voir par exemple ici, trois fois le terme "valeurs" (fortes, princiaples...) en quelques lignes : http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/article/734638/le-melenchon-wallon-recrute-a-tour-de-bras.html

(2) Emission de la RTBF Mise au Point du 22 avril 2012

Mis à jour (Vendredi, 27 Avril 2012 15:06)