Bavarde comme une carpe

Ecoutez les gars : ce n'est pas parce que ma voix ne porte pas que je ne crie pas à l'intérieur. Cessez de me regarder avec cet air bovin, ou plutôt ovin. Moi aussi, je souffre. Moi aussi, j'ai mal. Moi aussi, j'ai le coeur qui saigne, même si mon sang est froid. Au moment où on me coupe en deux, tschak ! Qu'est-ce que vous croyez ? Que je rigole ?

Personne ne semble se préoccuper de nous, peuples des eaux, des lacs et des océans, des étangs et des rivières. On peut traiter les chasseurs de monstres, les bouchers d'affreux sadiques, mais les pêcheurs, oh les pêcheurs ! Des doux, des gentils, des contemplatifs, qui ne feraient pas de mal à une mouche, en dehors de celles dont ils se servent pour nous appâter. Quant à nous, nous passerions de vie à trépas sans le moindre hoquet. Qui réclame de nous étourdir avant le coup de couteau fatal... ?

Nos souffrances commencent pourtant bien avant les vôtres : imaginez que, dans l'herbe que vous broutez avec insouciance, quelqu'un ait glissé des lames de rasoir. Eh bien, l'hameçon, c'est ça. Ou encore que, tandis que vous gambadez dans la prairie, toujours avec cette même insouciance qui vous caractérise, soudain un filet s'abat sur vous : vous avez beau vous débattre, ça ne sert à rien, sinon à vous briser les pattes et finalement, vous serrer un peu plus, jusqu'à vous empêcher de respirer. Voilà, vous avez une idée de notre capture. Et en plus, sur le bateau, paraît que certains d'entre nous ont le mal de mer. C'est ça, c'est ça, vous pouvez ricaner.

Je n'hésite pas à le dire, nous qui vivons dans l'eau, nous formons une minorité opprimée. Paraît que nous manger, c'est bon pour la santé. Avec tous les métaux qu'on se tape, les sorties d'égoût, les sacs plastique, j'ai des doutes. Tenez l'autre jour, j'ai failli me cogner à un sac Fnac, la facture était encore à l'intérieur ; celui ou celle qui s'en était débarrassé dans mon étang avait acheté « Voir son steak comme un animal mort. Véganisme et psychologie », de Martin Gibert. Après j'ai regardé sur Gloogloogle : aucune trace de « Voir sa darne comme un poisson mort ». Voilà, vous-mêmes vous vous fendez la poire. Elle est où, la solidarité animale ? Quant aux militants de Gaïa, si vous en rencontrez dans un aquarium, téléphonez-moi.

Et pire encore, ce qu'on appelle si poétiquement « fruits de mer », pour qu'en les assassinant, les décortiquant parfois à vif puis en les dévorant, les plus sensibles des humains pensent davantage à une banane qu'à un être vivant, et donc souffrant ! Nos droits-de-l'animalistes à géométrie variable savent détourner le regard devant un homard aux pinces entravées, et le couteau à huîtres reste en vente libre, malgré l'explosion du nombre de victimes, particulièrement en période de fête de fin d'année, où les stocks de commisération encore disponibles semblent s'épuiser sur le sort de la dinde.

Eh bien, j'en ai assez de ce monde cruel, trop cruel pour mes semblables, avec ou sans écailles. J'ai décidé de monter un syndicat, que j'appellerai « Carpe Diem ». Tous les vivants aquatiques sont les bienvenus, jusqu'à la moindre algue, mais je me réserve le poste de présidente, trésorière et porte-parole. Le décumul, c'est pour plus tard. Plus jamais on ne dira « muet comme une carpe », plus jamais on ne plaisantera de ma taille en me traitant de « carpette ».

Mon premier rendez-vous est déjà fixé, avec l'UPJB. Pourquoi l'UPJB ? Parce que plus que toute autre, cette organisation semble se préoccuper de la souffrance, d'où qu'elle vienne, sans ostracisme aucun. Ces femmes et ces hommes qui ne supportent pas le sort fait aux Palestiniens – pourtant moins malmenés que nous – devraient avoir une oreille pour nos revendications légitimes, d'autant qu'elles les concernent. Eh oui ! Lors du dernier Seder – qu'on pourrait grossièrement comparer à votre Fête du Mouton, en termes de cruauté - l'UPJB avait proposé de la carpe farcie.

Des humanistes ! Des écolos ! Des révolutionnaires ! Mais pour nous torturer, aucune hésitation ! Finalement, il leur a fallu renoncer, mais davantage pour des motifs économiques que par soudaine compassion.

Nos discussions seront peut-être serrées, car notre liste est longue d'exigences pour une meilleure gouvernance, écologique et sociale, des zones liquides. Si vous nous rejoignez, au lieu de rire bêtement, nous pourrons, ensemble, plutôt que de nous battre pour nos petits privilèges, construire le meilleur des mondes vegan.

Mais en attendant ce jour, notre première revendication, sur laquelle nous ne transigerons pas, est la popularisation d'un nouveau produit de Pessah: les « gefilte fishsticks ». Je vous vois venir : dans « fishstrick » il y a « fish », et on m'accusera d'une défense corporatiste des carpes, comme si je m'en foutais du cabillaud de l'Atlantique ou pire, avec ses relents ethnico-politiques, de la perche du Nil.

Absolument pas !

Car entre nous, nous pouvons oser la franchise : il y autant de traces de mes congénères dans les fishsticks que d'agneau dans les merguez de couscous en boîte : des restes de vieux et de malades qui suppliaient pour une dernière piqûre.

Et maintenant, silence, les négociations vont commencer !

(publié dans Points Critiques, septembre 2017)