Manif du 7 octobre : "Rien que des miettes pour nous... Et pour vous, rien que du sensationnel?"

Que s'est-il donc passé ce mercredi 7 octobre à Bruxelles, capitale de l'Europe ? Supposons que des camarades martiens débarquent ce matin pour une réunion avec la Commission européenne, et qu'en attendant les premiers discours, ils feuillettent distraitement la presse tout en consultant, sur leur smartphone, les titres des journaux télévisés d'hier soir (les Martiens sont réputés pour leur souci de s'abreuver à des sources diversifiées pour leur information). Qu'en auront-ils rentenu ? Probablement qu'aux alentours de la Gare du Midi (heureusement, ils ont préféré arriver en soucoupe volante plutôt qu'en train) des incidents ont opposé des manifestants et des policiers, à grands échanges de pierres et de gaz lacrymogènes, de panneaux de signalisation et de jets d'eau (la RTBF a même parlé de « jets d'autopompe », ce qui doit faire mal, ont pensé nos Martiens).

S'ils avaient eu le temps, ils auraient peut-être aussi découvert qu'en dehors de ces petites centaines d'« anarchistes cagoulés », il y avait aussi, accessoirement, entre 80 et 100 000 manifestant/e/s, des syndicalistes, des militant/e/s d'associations, des citoyen/ne/s en révolte contre les mesures d'austérité (mais pas pour tout le monde) du gouvernement Michel-De Wever.

Sur le site du Soir et de la Libre (dont on leur a dit que c'étaient les journaux « sérieux » en Belgique francophone), le premier titre donne la parole à une certaine Jacqueline Galant, qui reproche au PS d' « instrumentaliser grèves et manifestations ». Waou, se disent-ils, ça doit être quelqu'un d'important, cette Jacqueline Galant, pour que son opinion fasse ainsi la Une, face à 100 000 manifestants. Ils se promettent de se renseigner plus tard.

 

 Curieux d'avoir aussi des échos étrangers, ils basculent sur le site du Monde, le « journal de référence » en francophonie. Et découvrent ce titre : « En Belgique, une immense manifestation contre l'austérité ». Voilà qui a l'air sérieux.

Mais en ouvrant l'article, que voient-ils ? Une photo montrant des jets de pierre vers la police. Puis une deuxième photo d'affrontements. Une troisième de jet de panneau de signalisation. Trois photos donc qui n'ont concerné que quelque 200 manifestants sur 100 000, Pas d'images d'un cortège qui s'étirait sur plus d'un kilomètre, des banderoles, des revendications, des groupes (notamment de femmes) qui protestaient en chansons... « Détails » qu'ils découvriront en allant faire un tour sur les réseaux sociaux, où d'autres photos ne manquent pas... (1).

Le slogan de la manifestation était « Rien que des miettes pour nous ». On pourrait ajouter à l'intention de la plupart des médias : Et pour vous, rien que du « sensationnel » ?

Il reste à analyser cette situation. Certain/e/s emploient des mots forts, « désinformation », « médias vendus », « valets du capital », ... Sans doute faudrait-il des spécialistes des médias pour analyser de plus près ces choix qui se font plus prégnants, plus lourds, grève après grève, manif après manif. Nos amis martiens n'ont guère eu le temps de lire les éditos de la presse, mais certains valent leur pesant de pavés dans le genre « nos conseils aux manifestants qui n'ont rien compris »... (2)

Il y a déjà quelques dizaines d'années, la grande journaliste qu'était Françoise Giroud expliquait (je cite de mémoire, j'espère ne pas déformer sa pensée) qu'il n'était pas nécessaire de supposer un quelconque complot qui mettrait la presse au service des puissants. Bien sûr, il y a le fait que les propriétaires des médias ont tendance à imposer leurs propres intérêts ((ce que Vincent Bolloré fait à Canal Plus d'une manière beaucoup plus visible qu'ailleurs). Mais il y a peut-être autre chose : le fait tout simple que les journalistes, du moins ceux qui sont bien en place, font partie du même monde que ceux dont ils défendent la logique, sans même qu'on doive les « menacer » ou les « acheter ». Bien sûr, la profession de journaliste se précarise, elle aussi, mais ce ne sont pas ces précaires qui définissent la ligne éditoriale. Pire encore, comme dans d'autres secteurs, ce sont justement les plus fragiles, les plus vulnérables, qui auront le plus tendance à répercuter « la voix de leur maître », dans l'espoir de sortir de cette précarité. Il n'y a là nulle « corruption », juste le recul des luttes collectives au profit de l'idéologie du « chacun pour soi » - l'inverse, justement, de ces grandes mobilisation auxquelles, plus ou moins sincèrement, les médias ne comprennent rien.

 

Post-scriptum : Si cette manifestation a été un incontestable succès et que je réfute toutes les accusations de « ringardise » ou les leçons de « réalisme », je tiens pourtant à pointer, une fois encore, l'attitude inacceptable de certains manifestants, syndicalistes ou non, qui sont en train de dégoûter d'autres citoyens – et plus encore des citoyennes, et même des militant/e/s, de participer à ces mobilisations. Pétards assourdissants, lancés parfois dans les jambes (ce fut le cas en particulier sur un groupe de femmes), dragueurs bourrés et mains baladeuses, insultes et moqueries envers d'autres manifestant/e/s... les témoignages ne manquent pas. Ces gens expriment leur colère ? Et nous, les femmes, on n'a pas de raisons d'être en colère... ? Et là, ma colère à moi, elle est aussi contre ces « camarades » machistes qui finiront par manifester entre eux.

 

 

(1) Dans ces douteux choix médiatiques, une exception notable tout de même pour Télé Bruxelles qui a réalisé un vrai reportage sur la manifestation, remettant les incidents à leur place

(2) Comme celui-ci de Francis Van de Woestyne dans la Libre

 

Mis à jour (Jeudi, 08 Octobre 2015 09:44)