Etre ou ne pas être (Charlie)

"Je suis Charlie", proclament les uns. "Je ne suis pas Charlie", protestent quelques autres... Comment, en partageant la même indignation, la même colère, tenter de rendre aux mots, aux expressions, un vrai sens, alors même que la façon dont on se les balance à la figure ne sert qu'à obscurcir les enjeux ? Pardon par avance si je parais péremptoire, donneuse de leçons : il y a vraiment des termes que je ne supporte plus d'entendre, et cela ne va pas s'arranger dans les jours et les semaines à venir.

Avant de me lancer, quelques précisions s'imposent.

D'emblée, je l'avoue, je ne lisais plus Charlie Hebdo depuis longtemps (contrairement à des millions de gens, apparemment). Parfois, chez le libraire ou au détour d'une publication, je tombais sur un dessin que je trouvais drôle, voire même subversif ; mais le plus souvent, j'étais rebutée pas un ton qui frôlait (et parfois dépassait) les frontières du machisme ou de l'islamophobie. Ce qui, évidemment, ne justifie en aucune manière l'abominable (en même temps que minable) tuerie du 7 janvier. On ne répond pas à des expressions qui déplaisent ni par un bâillon ni, encore moins, par des balles.

Deuxième précision : il ne s'agit d'aucune manière de « relativiser » sous quelque forme que ce soit l'attaque ignoble dont Charlie a été victime, d' « excuser » ou de « comprendre » en quoi que ce soit les assaillants, d'oublier les morts, les blessés, les traumatisés à vie, leurs proches. Certains des dessinateurs assassinés, dont Cabu, ont été les compagnons lointains de ma jeunesse et de ses révoltes. Ce qui me fait réagir, c'est l'énorme, l'incommensurable hypocrisie non pas de tous ces gens qui, individuellement, expriment leur indignation face à ces assassinats, mais d'un système qui en profite pour se regarder dans le miroir en s'exclamant : « Comme je suis libre ! Comme je suis beau ! »

 

« Liberté d'expression »

Sacrée, la « liberté d'expression » ? Souvenons-nous tout de même que l'ancêtre de Charlie Hebdo, Hara Kiri, a été interdit en France (oui, la « patrie des des Droits de l'Homme ») pour sa couverture consacrée à la mort de De Gaulle, en 1970 : « Bal tragique à Colombey : un mort ».

Plus près de nous, rappelons-nous qu'en 1993, Charlie lui-même a été banni du territoire belge (par le distributeur, selon mes informations), pour sa couverture intitulée « Le Roi des cons est mort » après le décès du roi Baudouin. Je ne me souviens pas d'une déferlante de protestations ; les plus convaincus sont allés chercher leur numéro en France. Mais arrêtons donc de dire que « nous », nous n'avons pas de tabous : simplement, ce ne sont pas les mêmes. Pas Dieu, mais nos opérations charitables (où est par exemple l'humour bête et méchant sur Viva for Lige, Cap 48, les Enfoirés...?) ; pas Mahomet mais la Shoah (pour moi, tabou absolu et je l'assume). Plus généralement, je n'aime pas que l'on rie de (et non avec) celles et ceux qui sont déjà les plus moqué/e/s, les plus minorisé/e/s. Guy Bedos reprochait à Charlie de flinguer des gens qui sont déjà à terre. Mais cela non plus ne mérite pas plus que la contestation, aussi véhémente soit-elle, ou au pire le mépris.

Quant à la célébration des journalistes, comment oublier tous ces autres morts au travail (118 en 2014, au Pakistan, en Syrie, en Palestine, en Ukraïne...) ? Comment oublier Roberto Saviano, l'auteur de « Gomorra », qui vit depuis 2006 sous surveillance policière pour s'être attaqué à la mafia ? Comment, d'un autre côté, être solidaire d'un journalisme de caniveau à la Closer ou même SudPresse, qui ne rate aucune occasion de caresser ses lecteurs dans le sens du pire ? Comment, alors que des banquiers mobilisent des moyens pour permettre à Charlie de poursuivre sa route, ignorer les difficultés économiques de la presse, de Libé, du Monde Diplomatique ? Comment oublier le sort fait, dans notre monde dit libre, à certains protecteurs de ces libertés, des lanceurs d'alerte comme Edward Snowden ?

Encore un mot sur la « liberté d'expression » : c'est certainement un de nos biens les plus précieux, mais on ne peut pas prétendre qu'elle est également répartie dans nos « démocraties », ne serait-ce que parce que tout le monde n'a pas les mêmes possibilités de se faire entendre. Il y a des gens qu'on invite partout, y compris pour présenter leurs discours puants (suivez mon regard...) et d'autres qui ont toutes les peines du monde à trouver une tribune, un micro. Il y a l'inégalité d'accès à la parole publique entre hommes et femmes, entre « blancs » et « non blancs », entre « autochtones » et « allochtones »,ou encore  selon l'âge, la facilité de parole, le look... Pour prendre tout son sens, la « liberté dexpression » devrait être accompagnée d'une « égalité d'accès à l'expression », ou au moins d'efforts dans cette direction. Sans oublier que l' « expression » elle-même ne vient pas de nulle part : elle est liée à ce qu'on est, ses opinions, le milieu où on a grandi et celui auquel on appartient ; des réalités qu'on vit, de celles qu'on comprend ou du moins qu'on essaie de comprendre. Il ne s'agit même pas d'honnêteté intellectuelle (ou matérielle), mais de la difficulté à sortir de son propre cadre de pensée. Le moins que l'on puisse faire, c'est dire d'où l'on parle. Et d'abord d'en prendre conscience.

 

« Amalgames »

« Pas d'amalgames ! » « Pas de stigmatisation ! » C'est le cri du coeur des progressistes qui refusent, à juste titre, qu' « islam » et « terrorisme sanglant » soient présentés comme des synonymes.

Et pourtant...

Pourtant, parlant des assassinats à Charlie, un philosophe aussi respectable qu'Edouard Delruelle ne peut s'empêcher d'agiter le chiffon rouge du foulard, qui n'avait rien à faire dans cette galère.

Pourtant, nombreuses sont les voix qui exigent des musulmans de se « démarquer », se « désolidariser », que ce soit des exactions de Daesh ou de la tuerie à Charlie Hebdo. Est-ce qu'on a demandé aux chrétiens de se « démarquer » de Breivik, aux juifs de se « démarquer » de tous les crimes d'Israël en Palestine ? Est-ce qu'on demande à tous les non musulmans de se « démarquer » des actes et des discours islamophobes ?

Oui, je vois des gens de bonne volonté, que je respecte, exiger cela des musulmans : qu'ils réagissent en tant que musulmans (et on peut craindre qu'ils ne seront jamais assez nombreux, qu'ils ne crieront jamais assez fort pour satisfaire ces exigences) et en même temps, qu'ils se fondent dans la masse des Belges ou des Français, qu'ils ne se singularisent surtout pas. Je me souviens de l'accueil des femmes voilées lors du rassemblement qui a suivi l'attentat au Musée juif de Bruxelles : les médias se sont littéralement jetés sur elles pour leur demander d'expliquer leur présence pour, finalement, ne rien re tenir de leurs réactions (pas assez médiatiquement "sexy", sans doute).

Comment les musulman/e/s "visibles" seront-ils et elles reçu/e/s dans les rassemblements à venir ? A lire, le témoignage édifiant de Naceur Fehti, journaliste indépendant qui a voulu se rendre à un rassemblement de « solidarité » à Toulouse...

 

« Vivre ensemble »

Voilà une expression qu'on entendra beaucoup dans les jours et les semaines qui viennent – termes galvaudés, y compris par moi. C'est un raccourci facile, une de ces expressions qui peuvent mettre d'accord sinon tout le monde, du moins beaucoup de gens. Mais justement, cela peut vouloir dire plein de choses différentes : « vivre ensemble », est-ce « être pareils », comme le pensent celles et ceux qui voudraient interdire tout « signe religieux ostentatoire » (suivez mon regard) à l'école ou dans les services publics ? Pour vivre ensemble, faut-il devenir invisible lorsqu'on est minoritaire ? Faut-il devenir transparent/e, renoncer à toute marque de « différence » ? Ou au contraire, est-ce accepter la diversité, d'apparence autant que d'opinion, à condition que ni l'une ni l'autre ne soient imposées ?

Je me situe, on l'aura compris, sur cette dernière ligne, mais même cela est trop simple. Car clairement, je n'ai pas envie de « vivre ensemble » avec tout le monde. Je ne fréquente pas, du moins dans mes choix privés, de sexistes, de racistes, même si leur actes ou leurs paroles n'ont pas franchi les limites de la légalité. Pour prendre un exemple très actuel, jamais je ne défilerai, pour quoi que ce soit, aux côtés du Front National ou du Vlaams Belang, d'un Zemmour ou d'une Christine Boutin (elle aussi « est Charlie » paraît-il). A côté de ces refus clairs et nets, il y a des zones grises : la N-VA ? La FEB ? Nos gouvernements semeurs de misère... ? Ou encore, pour complexifier les choses, jusqu'où irais-je dans mes combats sociaux ou mes relations personnelles avec des « camarades » qui par ailleurs, seraient dans le camp d'en face quand il s'agit, par exemple, des droits des LGBT ?

 

Tout cela, on le voit, n'est pas aussi simple que ces expressions toutes faites qui nous donnent un semblant d'unité derrière des "valeurs". La très large unanimité des réactions à la tuerie de Charlie Hebdo a quelque chose de rassurant, dans le sens où tant de gens proclament leur refus (et leur dégoût) de régler les conflits à coups de kalachnikov. Mais elle a aussi quelque chose d'illusoire quand elle prétend défendre un monde libre, démocratique, comme s'il existait déjà, alors qu'il n'est qu'un projet qui reste à construire. Et sur le résultat de cette construction comme sur la façon d'y arriver, non, nous ne sommes pas toutes et toussur la même longueur d'ondes.

Mis à jour (Vendredi, 09 Janvier 2015 17:51)