Deuil pour deuil

Peut-être que, moi aussi, je devrais me taire. Mais aujourd'hui, je l'avoue : je n'en peux plus.

Mercredi matin, mon radio-réveil me tire du sommeil par la voix grave du présentateur, annonçant une « édition spéciale » (juste après la page de publicité, quand même, il y a encore plus sacré que le sacré). L'avant-veille, un attentat contre une mosquée bruxelloise a coûté la vie à un imam, une sorte de « dégât collatéral » des massacres en Syrie. La Syrie, justement, s'est soulevée il y a tout juste un an. Une édition spéciale donc, pour nous expliquer les enjeux...

Mais non : l'édition spéciale se rapporte à un accident de car en Suisse, qui a coûté la vie à 28 personnes, dont 22 enfants en majorité belges. C'est un drame qui provoque un choc bien compréhensible dans la population belge. Est-il néanmoins possible de prendre des distances vis-à-vis du matraquage médiatique subi depuis trois jours, ou même de s'indigner d'une certaine dérive émotionnelle, ou bien... suis-je un monstre ?

La question se pose quand je lis les réactions scandalisées suscitées par celles et ceux qui ont, dès les premiers instants, pris leurs distances par rapport au traitement des médias et en particulier de la RTBF, parce que c'est un service public qui a donc des obligations envers nous, contributeurs et auditeurs, dans toute notre diversité.

Parce que j'ai osé m'insurger contre l'info matinale sur ma radio préférée (eh oui !), un facebookien estime que mon « commentaire est totalement déplacé, scandaleux même. Je demande avec grande insistance aux responsables de RTB89 de vous en virer définitivement et sans délai » (1). D'autres auditeurs/trices qui ont exprimé dans leurs propres termes leurs réserves, voire leur indignation, ont eu droit au même type d'anathèmes.

Suis-je, sommes-nous des monstres... ? Manquerions-nous d'empathie, serions-nous des intellos froids et « childfree », incapables d'imaginer ce que peut signifier la perte d'un enfant... ?

Si j'avais perdu un proche...

C'est vrai, je n'ai pas d'enfants et je ne peux pas, je ne veux pas me mettre à la place des parents touchés. Mais je peux essayer de répondre à l'argument suprême : vous ne parleriez pas comme ça si vous aviez perdu l'un/e de vos proches (2) !

Eh bien, si c'était arrivé à l'un/e de mes proches, je sais ce que je voudrais, et ce que je ne voudrais surtout pas.

Je voudrais d'abord être entourée par des ami/e/s, capables de me prendre simplement dans leurs bras, de m'écouter même si je radote jusqu'à l'aube en vidant ma bouteille de vodka. Je voudrais qu'on respecte mon angoisse et mon chagrin. Je ne voudrais pas de caméras se bousculant autour de moi, de micros brandis sous mon nez, je ne voudrais pas qu'on me demande ce que je ressens (« devine, abruti ! ») ni que mes larmes passent à la télé (2). Je ne voudrais pas qu'on m'exhibe quand je n'ai rien à montrer ni qu'on m'interroge quand je n'ai rien à dire. Et si des inconnus voulaient m'exprimer leur sympathie par un petit mot, je n'aurais pas envie qu'il soit lu par-dessus mon épaule par la terre entière.

Je voudrais qu'on m'aide dans mes démarches et mes déplacements. Je voudrais qu'on me donne un maximum d'informations sur l'état des victimes, sur le déroulement et les causes de l'accident, dès qu'on les connaîtra. Je voudrais savoir non pas « la vérité » - toujours plus ou moins fuyante, toujours passible d'être remise en cause – mais les résultats de l'enquête. Je ne voudrais pas entendre le vacarme des hypothèses changeantes, un jour la distraction du chauffeur, un autre jour un éventuel malaise, un troisième la configuration des lieux. Je voudrais que les autres m'aident à accepter qu'il n'y a pas forcément de « coupable », même si le fait d'en désigner un pourrait m'apporter un soulagement.

Une minute de silence, trois jours de vacarme

Bien sûr, je conçois que d'autres réagissent différemment de moi, mais c'est à eux de dire ce qu'ils souhaitent. Pas aux médias d'imposer leur « solidarité » obligatoire et bruyante. Est-ce qu'on pense que ça peut réellement aider quelqu'un de répéter à l'infini qu' « il n'y a pas de mots » (mais on en a rarement gaspillé autant !) ? Est-ce que ça fait du bien d'entendre que les secouristes n'ont jamais vu un spectacle aussi atroce (pour l'instant on nous épargne les détails, mais pas sûr que ça va durer) ? Est-ce que ça apporte la moins possibilité de compréhension, ou de consolation, que de poser à des plus ou moins proches ou à des plus ou moins témoins des questions sur leur « état d'esprit », leur éventuelle tristesse ?

Et c'est quoi cette manière de brandir les « unes » des autres pays, comme si on se vantait d'un exploit ? A quand les mesures d'audimat à l'annonce du nombre de morts ? The Death plus fort que The Voice... ?

Et qu'en est-il des autres victimes, les adultes (y compris les chauffeurs) qui avaient aussi une famille, des amis et qu'on passe par pertes et profits, les autres enfants, ceux qui s'en sont tirés – et on connaît le risque de culpabilité ressentie par des survivants ? Qu'en est-il de celles et ceux qui ont perdu des proches, y compris des enfants, dans d'autres catastrophes, qui n'ont pas eu droit à un deuil national et pire, qui se sont sentis abandonnés au fil du temps ?

Qu'en est-il de cette « sensibilité au sort des enfants », y compris parmi les grands de ce monde, quand on laisse mourir dans l'indifférence les enfants syriens, palestiniens, africains, quand on accepte que les gosses grecs s'évanouissent de faim en classe – pas à cause d'une catastrophe mais de mesures d'austérité ! - quand on laisse, chez nous, des mineurs arrivés clandestinement dormir dans la rue et manquer de nourriture !

Je ne voudrais pas que ceci apparaisse comme un quelconque mépris à l'égard de tous ces petits gestes de personnes qu'on appelle des « anonymes » (bien qu'elles aient évidemment un nom) et qui veulent exprimer leur chagrin, leur solidarité avec un mot, un bouquet de fleurs, un jouet. Je ne jette pas non plus la pierre à l'ensemble des journalistes, je sais combien d'entre eux ont pris des risques ou perdu la vie pour que les horreurs du monde ne se jouent pas en vase clos. Mais aujourd'hui, le vacarme médiatique m'est devenu insupportable.

Ce jeudi, en Belgique, c'est « jour de deuil national » : pour une minute de silence, que de bavardages vains !

PS 1 :  Les dérives médiatiques ne sont pas seulement relevées par quelques râleur/se/s de mon espèce mais aussi par le SFP Intérieur qui a trouvé utile de mettre à la disposition des victimes et de leurs proches un site avec des conseils simples, des exemples concrets de la façon dont on peut faire face aux médias, dans un moment de stress intense : .www.victimesetmedias.be

 PS 2 : Je recommande chaleureusement la lecture des « Beaux lendemains » de Russell Banks (chez Babel), ou comment la littérature peut rendre compte des conséquences d'un accident de car scolaire, avec le poids des chagrins, des culpabilités et des ambiguïtés des sentiments

 

(1) Ce que les responsables n'ont pas fait, inutile de constituer un comité de soutien !

(2) Je voudrais reproduire ici (avec son autorisation) ce commentaire sur mon mur Facebook : « Pour l'avoir vécue, comme d'autres parents devenus amis depuis, la mort violente d'un enfant est pour moi l'épreuve absolue. Et l'on est alors content du soutien sobre des médias - notamment lors des passages en justice - quand on se bat pour une prise de conscience collective, pour que cela n'arrive pas à d'autres enfants. Pour que cette mort révoltante ne soit pas inutile.Je parle de chauffards récidivistes, d'alcool et de sécurité routière. Le pathos ici me choque et, même sincère, me semble relever aussi d'une certaine instrumentalisation politique. Mais je plains de tout mon coeur les familles, y compris celles des chauffeurs... »

(3) On n'en est pas arrivé là (pas encore ?), mais c'est davantage dû à la vigilance des services suisses qu'à une quelconque "retenue" des médias 

Mis à jour (Vendredi, 16 Mars 2012 11:14)