Pères et repères

Du temps où j'étais à l'Université, mes cours de psycho clinique m'expliquaient très sérieusement les ravages de l'absence du père : l'enfant risquait de tourner petit délinquant, meurtrier, ou « même homosexuel » (je me souviens bien des termes, gravés dans mon esprit d'étudiante pas très à l'aise, à l'époque, avec mes propres sentiments...) L'absence de la mère, elle, provoquait des troubles de l'attachement. Et surtout pas de confusion des rôles, s'il vous plaît.

Cela ne se passait pas dans un obscurantiste institut catho-judéo-islamique, mais au sein de la très libre-exaministe ULB. Il est vrai qu'on était dans les années 1970, aux tout débuts de la révolution féministe (j'insiste : pas sexuelle, mais féministe, c'est cela qui m'a ouvert les yeux, les oreilles et les perspectives de liberté). Je n'aurais pas pensé que 40 ans plus tard, malgré les avancées pour l'émancipation des femme, l'ouverture du mariage et de l'adoption pour les couples homosexuels et de la procréation médicale assistée pour les lesbiennes, on en serait encore là : la loi du Père, représentant symbolique de la Société, le seul capable d'arracher l'enfant aux risques – que dis-je, à la certitude – de relation fusionnelle avec la mère, et donc, celui dont le nom doit être sanctifié sur la terre comme au ciel – oh pardon, là je crois que je me trompe de registre. Quoique...

Si je reviens sur ces souvenirs, c'est en réaction aux multiples mises en garde qui nous sont assénées devant la menace d'une nouvelle loi, permettant aux parents de faire des choix dans la transmission du nom de famille aux enfants : nom du père, de la mère, ou les deux accolés dans l'ordre choisi. En cas de désaccord, c'est le double nom qui s'imposera, dans l'ordre père-mère. Une évolution qui existe déjà, sous diverses formes, chez la plupart de nos voisins.

Et voilà que le projet de loi soulève un tollé presque digne des délires de nos ami/e/s français/e/s contre la pseudo « théorie du genre » ! Une ambiance de fin de monde, la perte des repères pour nos bambins, le tronçonnage brutal des arbres généalogiques et la montée des risques de consanguinité pour les couples futurs, si, si !

 

Commençons donc par les plus farfelus : la généalogie transformée en bouilllie infâme, où un mille-pattes ne retrouverait pas les siennes ? Allons allons, à l'ère de l'informatique, c'est un argument vraiment ridicule.

Les risques de consanguinité ? Encore plus absurde : si seul le nom devait nous préserver du mariage entre demi-frères ou soeurs ou entre cousin/e/s, la situation actuelle est lourde de menaces... Car si Françoise et Aline sont soeurs et qu'elles se perdent de vue, elles disparaissent d'office dans la législation actuelle et leurs enfants respectifs n'ont aucun nom commun pour les mettre en garde. Pire : si Françoise a conçu Pierre avec Alain, puis Perrine avec Jacques et que chacun/e est parti vivre avec son père, Pierre et Perrine peuvent parfaitement se retrouver pour former un couple, puisque le nom de Françoise n'aura laissé aucune trace...

Passons aux arguments plus sérieux, très sérieux même puisqu'ils se drapent dans le large manteau de la psychanalyse : le Nom du Père, le seul habilité à ouvrir à l'Enfant les Portes de la Société, tout ça avec des majuscules bien sûr... Ben oui, c'est sans doute pour ça que les enfants des familles monoparentales – des mères seules à plus de 80% - sont si souvent pauvres  (et pas parce que, comme le prétendent les féministes, leurs mères sont sous-payées, cantonnées dans des emplois mal rémunérés, ou sans emploi car ne trouvant pas de solution pour l'accueil de leurs enfants...) : parce qu'ils n'ont eu personne pour leur tenir la porte de la société. Enfant sans père, enfant sans repère ; et sans nom du père, c'est pareil. Et sans nom du père seul, ben c'est encore pareil.

Autre argument, il s'agirait de « compenser » une inégalité au détriment des hommes : parce qu'il n'a pas la possibilité de porter l'enfant et le mettre au monde, le père aurait « droit » à la reconaissance de la transmission de son nom de famille.

M'étant déjà fait incendier par une vision peu idyllique de la grossesse et de l'accouchement – qui peuvent être vécus comme un poids autant qu'un épanouissement - je n'insisterai pas trop sur le fait que si quelqu'un avait droit à une « compensation » ou une « reconnaissance », c'est bien la mère... Sans même parler de la prise en charge, toujours tellement inégale, des soins aux enfants, même par ces pères qui ont pu transmettre leur nom, sans contestation aucune. Mais ce que j'adore, c'est ce souci (y compris parmi des femmes qui se revendiquent comme féministes) à dénoncer à grands cris tout risque pour les hommes, si peu enclins à renoncer à leurs multiples privilèges, de subir le moindre désavantage : là, la supposée injustice doit être réparée sur le champ. Les femmes, elles, peuvent encore attendre.

 

Revenons à la réalité. Dans tous les pays voisins où des législations semblables existent, la civilisation ne s'est pas écroulée et les enfants n'errent pas, privés de racines, à la recherche de leur cordon ombilical symbolique. Mais bon, un péril virtuel reste un péril, surtout quand la menace vise des catégories qui ont tout loisir de s'exprimer publiquement..

Cependant, à mesure que les discussions avancent et que les arguments s'affinent, apparaît la vraie terreur. Le double nom ? Tant d'opposants à la loi trouvent soudain que c'est une excellente idée qu'on se demande pourquoi ils ne l'ont pas proposée plus tôt. Non, ce qui leur paraît vraiment inacceptable, et même contraire à l'égalité entre hommes et femmes, c'est la possibilité que seul le nom de la mère soit gardé et que celui du père disparaisse, fût-ce en accord avec lui (car rappelons-le, en cas de désaccord, c'est le double nom qui sera donné, elle derrière et lui devant). Il ne s'agit pas d'une crainte de perdre un pouvoir, non, non, non, mais celle que le père se lave les mains de ses responsabilités et abandonne sa progéniture pour aller vaquer aux occupations qu'il aime vraiment, son boulot, la drague, les jeux vidéo et le foot (1). Moi, je serais un homme, je porterais immédiatement plainte pour sexisme : c'est quoi, cette vision réductrice du mâle ne songeant qu'à s'enfuir après avoir transmis sa petite graine, à moins d'avoir le droit de planter une pancarte avec son titre de propriété, comme les animaux pissent pour marquer leur territoire ?

Pour en revenir à l'expérience la plus triviale, on a peut consater depuis des lustres que la transmission de leur seul nom n'empêche nullement les pères volages de prendre le large ni de négliger (ou refuser) de payer une pension alimentaire. A l'inverse, plus que les mesures symboliques, des congés parentaux convenablement rétribués et à prenre obligatoirement par les deux parents, comme dans les pays nordiques, incitent davantage les pères à prendre leur part du boulot d'éducation et de soins aux enfants.

Bref : on aurait peut-être pu faire autrement, plus simple, je ne suis guère experte en la matière. Et sans doute n'est-ce pas la mesure-phare de l'égalité entre hommes et femmes. Ce sera peut-être aussi un peu plus compliqué dans les familles, mais oui, la possibilité de choix, ça oblige à réfléchir, parfois à négocier, et effectivement, c'est plus démocratique mais « plus compliqué ». Mais de là à crier au tsunami moral, voire à la dictature (2), il faut une sacrée trouille de perdre non pas ses « repères » mais ses privilèges.

Personnellement, cette loi m'apparaît comme le simple reflet d'une évolution de la société, qui n'est ni révolutionnaire ni menaçante. Je persiste et je signe, en hommage à ma mère, Irène Briefel - ce qui n'est jamais que le nom de son père à elle...

 

 

 

(1) Cette vision est notamment développée par l' « expert » choisi par Moustique, le professeur Patrick De Neuter

(2) Le « libéral » Armand De Decker, dans la Libre

Mis à jour (Mardi, 25 Mars 2014 08:59)