Thomas était content (souvenirs d'un audit social en Inde)

Le 24 avril, un immeuble abritant (ou plutôt exposant) quelque 3000 travailleur/se/s du textile s'effondre au Bengladesh : plus de 1000 morts. La veille encore, des ouvriers s'étaient inquiétés de fissures, mais avaient été obligés de retourner au travail.

A peine deux semaines plus tard, un incendie dans un autre atelier à Dacca cause la mort de 8 personnes. 18 usines sont fermées par le gouvernement, car elles ne répondent pas aux normes de sécurité.

Il a fallu un drame – disons plutôt : un crime - de cette ampleur pour mettre crûment en lumière une réalité que des associations (1) dénoncent depuis de longues années : la surexploitation des travailleur/se/s textiles du Sud, sans des conditions souvent épouvantables, pour le plus grand profit des consommateurs du Nord, mais surtout de leurs multinationales, qui se targuent pourtant souvent de « responsabilité sociale ».

Il se fait qu'en 2004, j'ai eu l'occasion d'accompagner le « M. Ethique » de la multinationale française PPR (2) en Inde, plus précisément à Tirupur, visiter une entreprise travaillant en sous-traitance pour La Redoute.

PPR se voulait très en pointe en ce qui concernait la responsabilité sociale, brandissant fièrement un luxueux « code de conduite » imprimé en quadrichromie. Et M. Ethique – appelons-le Thomas – y croyait vraiment. Dans une grande volonté de transparence, il m'a proposé, en tant que secrétaire du Comité d'entreprise européen, de l'accompagner dans son audit social, avec la possibilité d'assister à toutes les rencontre, le suivre dans tous les ateliers. Ce qui m'a permis d'apprendre en quelques jours plus qu'en des mois de lecture.

L'Inde n'est pas ce qu'il y a de pire en matière de conditions de travail, car il existe des législations, même minimales, concernant la sécurité, la liberté d'association ou la limitation des heures supplémentaires – ce qui est loin d'être le cas dans d'autres pays. Et l'entreprise que nous avons visitée n'était pas la pire de ce qui existe en Inde, à en croire des ONG locales que nous avons eu l'occasion de rencontrer sur place, dont la très critique SEWA (3) qui ne croyait guère en l'efficacité de ces « audits » commandités ou réalisés par les donneurs d'ordre, et considérait Thomas comme un grand naïf. Mais Thomas était content de me montrer qu'il ne craignait pas d'écouter les ONG (à défaut de tenir compte de leurs suggestions).

Premier constat : les visites sont annoncées quelques 15 jours à l'avance, ce qui laisse largement le temps au patron de l'entreprise locale de faire nettoyer les ateliers, installer des pictogrammes indiquant les sorties de secours, renouveler les extincteurs et si nécessaire, renvoyer chez eux les éventuels enfants-travailleurs en attendant les temps meilleurs (sans audit). Dans l'atelier visité, on nous a juré que jamais aucun/e travailleur/se de moins de 15 ans n'avait mis le pied, mais ce n'est ceertainement pas le cas ailleurs : nous avons pu rencontrer une association qui s'occupe de remettre dans le circuit de l'école des gosses de 7, 8 ans arrachés des usines. Thomas était content : les enfants étaient bien pris en charge.

Pas d'enfant donc dans nos ateliers, tout semblait propre, sécurisé. A ma question sur le travail des hommes et des femmes, le propriétaire nous a assuré qu'une parfaite égalité était respectée, à la grande satisfaction de Thomas. Pourtant, le contraire sautait aux yeux : les hommes étaient aux machines (couture, repassage...) tandis que les femmes ramassaient les déchets à terre et s'occupaient de quelques finitions manuelles – le salaire étant bien sûr à l'avenant.

A la demande de Thomas, nous avons pu rencontrer plusieurs travailleur/se/s hors la présence de la direction – certes avec un interprète désigné par le patron, pas la faute de Thomas si ces gens n'avaient jamais pris la peine d'apprendre l'anglais ! Tou/te/s se disaient content/e/s de leurs conditions de travail, Thomas était ravi.Tout au plus avons-nous entendu comme une pointe de regret sur la faiblesse de la paie, mais qui ne se plaint pas pas de son salaire, y compris chez nous ? A la question de savoir s'il y avait un syndicat dans l'entreprise, ils et elles ont répondu « oui » en choeur. Thomas était de plus en plus content. Mais quand j'ai eu l'idée saugrenue de leur demander le nom de leur délégué/e,je n'ai pas eu de réponse. Thomas était un peu décontenancé, mais il a été vite rassuré : les noms des délégué/e/s, le propriétaire les connaissait sans même devoir consulter ses notes.

Bref, Thomas a passé une excellente journée. Il a juste froncé les sourcils en constatant dans les registres que lors de baisses de production, certain/e/s étaient renvoyé/e/s à la maison sans être payé/e/s. Pas bien, ça, a-t-il dit au propriétaire, si vous décidez de renvoyer les gens, vous ne pouvez pas retenir leur salaire. A quoi l'autre a répondu en maugréant (mais pas trop fort, après tout, il n'était pas en position de force) : « Payez mieux les produits, et je pourrai payer les congés forcés ! » Thomas n'a pas entendu ou en tout cas, il a fait comme si.

Le soir, dans le jardin de l'hôtel où nous dînions avec des cadres locaux et des collègues « M/Mme Ethique » d'autres entreprises, je suis revenue sur la modestie des salaires. Une ONG nous avait donné une estimation de ce que serait un revenu « décent » pour faire vivre une famille avec deux enfants, payer le loyer, la nourriture, les vêtements, les déplacements, l'école, la santé, et un minimum de loisirs. Les travailleur/se/s de l'usine visitée ne pouvaient atteindre cette somme, ai-je calculé, qu'en travaillant tous deux aux postes les plus qualifiés et en acceptant le maximum d'heures supplémentaires autorisées, tout au long de l'année (donc sans tenir compte des baisses de production saisonnières). Thomas a répliqué que le salaire nécessaire pour vivre décemment était une donnée trop « subjective » pour être prise en compte, mais qu'en tout cas, l'usine respectait la législation locale.

J'ai alors demandé à la respectable compagnie ce qui se passerait selon elle s'li prenait au gouvernement indien l'audace de changer cette législation, en augmentant par exemple le salaire minimum. Silence embarrassé, puis l'un d'eux, sans doute le vin aidant, a répondu dans un élan de sincérité : « Eh bien, je suppose qu'on délocaliserait vers des sous-traitants dans des pays moins chers ». Des « pays moins chers », ou moins regardants : comme le Bengladesh.

Voilà, c'était un audit social, rien à signaler, ou presque, avec les félicitations du jury. Après ça, étonnez-vous que des usines au Bengladesh s'effondrent ou brûlent, et que les multinationales occidentales s'en lavent les mains. Elles peuvent fournir, sur simple demande, des « codes de conduites » en quadrichromie.


P.S. Six mois plus tard, Thomas démissionnait de son poste, pour se lancer dans d'autres aventures. J'aurais aimé savoir pourquoi.

 

(1) Dont Campagne Vêtements Propres, devenue achACT, www.achact.be

(2) Pinault-Printemps-Redoute, qui possède aussi la Fnac mais s'est reconverti depuis dans le luxe et le sport (Gucci, Puma)

(3) Self Employed Women Association, www.sewa.org

Mis à jour (Samedi, 11 Mai 2013 10:53)