Quand la faim justifie l'indifférence

« Ahurissant ». Voilà le terme employé par Maggie De Block, secrétaire d'Etat à l'Asile et à l'Immigration, pour qualifier la grève de la faim de 23 sans papiers dans les locaux de l'Université flamande de Bruxelles (VUB).

Qu'est-ce qui lui semble donc tellement ahurissant ? Que des personnes présentes en Belgique depuis des années, qui en ont assez de la clandestinité, qui veulent avoir le droit de vivre et de travailler ici, en soient réduites à ce moyen extrême de se faire entendre... ? Qu'un pays riche bien qu'européano-austère, qui n'hésite pas à utiliser la force de travail de clandestins, y compris au sein même de ses services publics – pour nettoyer les gares, par exemple – préfère tolérer l'exploitation en stoemmeling (1) plutôt que d'accorder un statut et un minimum de dignité à des personnes qui tentent d'échapper à la misère ? Alors que dans le même temps la Belgique  n'hésite pas à provoquer une fuite des cerveaux des pays du Sud en tentant d'attirer les plus qualifiés pour doper sa propre compétitivité...

Non, ce qui « ahurit » la secrétaire d'Etat, c'est le « chantage » de ces hommes qui tenteraient de détourner les lois belges à leur avantage. Mais, dit-elle, ce n'est pas ainsi que ça marche chez nous : les lois sont les mêmes pour tout le monde. Ah ben oui, c'est justement ça qu'ils demandent : que les lois, les droits et les devoirs soient les mêmes pour tout le monde : Européens et non Européens, pâles et basanés, avec ou sans papiers - voilà qui pourrait être un véritable objet de fierté.

Le chantage, Mme De Block n'y cédera pas. Une main de fer dans un gant d'acier. Pas pour rien si elle se prénomme Maggie, en hommage peut-être à une autre Maggie, celle qui a laissé mourir sans ciller des prisonniers politiques irlandais.

Parce que le chantage, faut savoir dire non, passer en haussant les épaules, s'il le faut jusqu'à la mort (des autres). Prenez les Chinois : est-ce qu'ils s'émeuvent de quelques moines tibétains qui s'immolent par le feu ? Et les Soviétiques, est-ce qu'ils ont fait rentrer leurs chars au garage sous prétexte qu'un certain Jan Palach a tenté de les faire chanter en se transformant en torche vivante sur une place publique de Prague ? A contrario, voyez les Marocains : parce qu'une jeune fille a préféré se suicider plutôt que d'épouser son violeur, voilà que le gouvernement songe à modifier le code pénal qui fait d'un tel mariage une alternative à la prison pour l'auteur (1) ! Voyez les Tunisiens : un vendeur ambulant décide de partir en fumée et hop ! voilà tout une population en émoi. Et pour quel résultat ? Maggie céderait et demain, on aurait un parti islamiste au pouvoir ou pire encore, on tomberait de A+ à B-. CQFD.

Si vous n'avez pas compris ces enjeux, la VRT vous offre une session de rattrapage (2) avec un professeur de philosohie morale, le très médiatique Etienne Vermeersch. Dans le genre ahurissant, c'est vraiment le sommet.

Bon, la philo morale, je pensais que ça volait au-dessus de nos évidences, dans les hautes sphères de la pensée, prenant en compte tout le tragique et la complexité de la vie... Je m'attendais même à ne pas tout comprendre, à voir l'une ou l'autre subtilité m'échapper... Ben non. La philo morale version Vermeersch, c'est tout simple : la-loi-c'est-la-loi (même si du point de vue moral, cette loi pue), y a qu'à nourrir ces gens de force et s'ils refusent, il faut leur faire signer un papier nous dégageant de toute responsabilité quant aux conséquences ; d'ailleurs, sont-ils vraiment en grève de la faim ? N'est-ce pas de la « comédie » (si, il emploie le mot), certains étant nourris en douce ? Faut pas croire que M. Vermeersch l'a vu de ses propres yeux – il est philosophe, pas journaliste – il l'a lu dans la gazette. Et pour finir, un couplet sur l'argent-qui-manque-pour-nos-malheureux-à-nous, les longues listes de handicapés ne trouvant pas de prise en charge et de pauvres attendant en vain un logement social. Vous ne voyez pas le rapport ? Normal, c'est de la philosophie morale.

Mais si, bien sûr, vous voyez le rapport : il s'agit de titiller un communautarisme de bas étage (celui des « nôtres »), de dresser des pauvres contre de plus pauvres qu'eux, sans jamais remettre en cause injustices et inégalités.

Face à Vermeersch, le recteur de la VUB tentait de garder un minimum de dignité et d'humanité, ces trucs ringards qui nous séparent de la barbarie : on ne peut pas jeter dehors des gens poussés à un tel point de désespoir – l'un d'eux s'est même cousu les lèvres. Car, n'en déplaise à Mme De Block et M. Vermeersch, ce serait l'honneur d'une démocratie de ne pas laisser cet appel sans réponse.

Mais au fait, Mme De Block a une réponse pour tous ces gens qui viennent frapper à nos portes (de plus en plus blindées). Les « faux réfugiés » n'ont qu'à rentrer crever chez eux ; quant aux vrais réfugiés, un projet européen prévoit de les réinstaller dans un pays plus proche du leur. Les pays riches n'ont pas les moyens de les accueillir, ils donneront donc des miettes à des pays pauvres pour le faire à leur place (3).

Voilà une idée qui n'a que des avantages : c'est bon pour nous, et c'est bon pour la planète, car se réfugier chez le voisin, voilà qui limite les déplacements, surtout si l'on compte l'avion de retour en cas d'expulsion ! Les bonnes âmes vont s'en émouvoir, mais après tout, n'est-ce pas ce que font nos propres réfugiés fiscaux ? Les Français viennent s'installer en Belgique et les Belges au Luxembourg, par exemple. Ne me dites pas que ce qui est possible à Bruxelles ne l'est pas à Kaboul ou à Kinshasa !

 

  1. Equivalent bruxellois de "en douce"

  2. http://www.rfi.fr/afrique/20120317-maroc-le-suicide-une-adolescente-mariee-son-violeur-provoque-emotion-protestation

  3. Emission TerZake du 29 mars, peut être revue ici : http://video.canvas.be/terzake-donderdag-29-maart

  4. Ce qui est déjà largement le cas : « Les Etats en voie de développement, en premier lieu les plus démunis, accueillent 80 % des exilés », écrivait le Monde Diplomatique (mars 2008).

Mis à jour (Samedi, 31 Mars 2012 09:37)